Reprise du blog

Pardon pour ce hiatus, pauvres lecteurs abandonnés sur cette page, mais j’avoue avoir une bonne excuse pour expliquer mon absence : je suis en plein déménagement. J’ai en effet quitté ma région natale pour la Lorraine et cela demande un effort d’organisation qui jusqu’à présent, m’a tenue éloignée de mes ordinateurs. Outre le fait que je dois m’habituer à mon nouvel environnement, je vais également bientôt commencer un nouveau travail, qui n’en doutons pas, va me laisser sur les rotules. Après une telle période d’inactivité, c’est tout un rythme que je vais devoir réapprendre.
Je suis à la fois impatiente de retrouver une vie active (une vie sociale, une utilité, de l’argent ! une vie de couple équilibrée et tout et tout) et aussi anxieuse de bien faire. Une opportunité pareille ne se représentera pas deux fois dans ma vie. Enfin…disons pas tout de suite.

Cependant, n’ayez crainte, comme je l’ai déjà dit cent fois, l’écriture est une part trop importante de ma vie, et la suite des aventures de Kiera est déjà dans les tuyaux. J’ai fini cette histoire depuis près d’un an à présent, et je vais faire en sorte de reprendre le cours des publications régulières (ahum…) …disons le plus régulièrement possible.

N’hésitez pas à vous faire entendre.

En vous remerciant pour votre patience !

 

Dragon – Kiera Qahnaarin (11)

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5 –

La grotte aménagée devint le nouveau lieu d’habitation de la Vielle Elsha et de sa petite-fille. La pierre friable leur permit d’agrandir l’habituation troglodyte en quelque chose de plus agréable et de particulièrement chaud. Le cheval des Inquisiteurs devint leur nouvel ami une fois débarrassé de l’empreinte de ses anciens maîtres, effacé par Elsha et un petit sort de maquillage qui changea sa croupe blanche en croupe marron. Tout était à refaire mais l’endroit leur plaisait beaucoup. A l’abri des éléments, qui gardait naturellement la chaleur et repoussait l’humidité, à l’abri de tous les regards, entouré de végétation, éloigné de la route la plus proche…certes, elles étaient assez loin de toute civilisation mais il suffisait d’un peu d’organisation pour refaire leurs réserves. Surtout que l’hiver touchait à sa fin…
Kalen se leva un matin et découvrit une étendue d’herbe verte qu’il ne connaissait pas. Il la tata du bout de ses griffes puis y planta une patte. La terre gorgée d’eau le fit frissonner et il finit par se jeter droit dans la neige fondue. Kiera sortit à son tour et le retrouva en train de se rouler dans la terre meuble. Elle évita soigneusement de se faire remarquer et s’en alla voir si la tombe d’Owayn n’avait pas été dégradée par la soudaine fonte des neiges. Elle avait planté des bouts de bois pour délimiter la zone en attendant de pouvoir lui construire quelque chose de durable, et parut soulagée de voir que son ami n’avait pas été atteint.
< Kiera ! >
Elle leva le nez, surprise par le cri du dragonnet qui jaillit soudain entre les arbres.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
< Blessé ! >
— Quoi ? Où ?
Elle le rejoignit à quelques pas de là et fronça du nez quand il se mit à tourner sur lui-même. Elle comprit ce qui lui avait fait peur lorsqu’elle réalisa que ses ailes s’étaient soudain décollées des deux crêtes qui lui parcouraient le dos. Un rire traversa ses lèvres.
— Calme-toi, tu n’as rien. C’est tout à fait normal.
Elle tira doucement sur ses ailes afin de les faire craquer et dévoila ainsi toute leur envergure.
— Tu vois ? Tu les sens ?
Elle gratta ce qu’ils appelaient les voiles, ces bandes de peau extrêmement minces qui gonflaient sous l’effet du vent et qui leur permettaient de gagner les hauteurs ou alors de calibrer leur vol, et l’entendit frissonner de rire. C’était une sensation très agréable pour les dragons, presque aphrodisiaque lorsqu’ils devenaient en âge de procréer. Cela faisait d’ailleurs partie de certaines danses nuptiales, lorsque deux dragons décidaient de s’accoupler pour former un œuf et donc, une descendance.
< Qu’est-ce que c’est ? >
— Qu’est-ce que c’est ? Répéta-t-elle avec amusement, ce sont tes ailes, petit malin ! Essaye de les faire battre pour voir ? Concentre-toi dessus et essaye de les soulever. Doucement. Voilààààa !
Il les battit tellement fort qu’il parvint à faire voler les cheveux de son aîné mais certainement pas à se détacher du sol, même s’il se mit naturellement à courir le plus vite possible pour gagner de l’élan.
< Pas voler ? >
— Non mon grand, ce n’est pas aussi simple. Mais c’est une très bonne chose ! Cela signifie que tu grandis ! D’ailleurs quand j’y réfléchis, effectivement…tu as bien grandi.
Elle nota qu’il lui arrivait à présent au niveau de la taille et qu’il la dépassait largement lorsqu’il tendait le cou. Bientôt, il ne pourrait plus entrer dans la grotte sans que l’on soit obligé d’en agrandir l’entrée.
< Reddith regarde ! J’ai mes ailes ! >
L’adolescente s’étira de toute sa hauteur, ses longs cheveux roux lâchés sur les épaules, et félicita le dragon pour sa nouvelle découverte. Kiera sourit avant de s’assombrir : si Kalen grandissait, il voudrait bientôt apprendre à voler. Or il n’y avait pas la place ici pour parvenir à un tel exploit. Malgré certaines croyances, les dragons ne savaient pas naturellement se servir de leurs ailes. Il leur fallait plusieurs tentatives, voire des mois d’exercice pour parvenir honnêtement à les contrôler. Kalen était un dragon massif et ses ailes semblaient fragiles. Le pire qui puisse lui arriver est qu’il se découvre des ailes de dragons des mers, fines et légères, alors que celles des dragons des terres étaient grosses, aux os creux et particulièrement larges. Si les deux n’étaient pas coordonnées avec son poids, il allait connaitre des difficultés et sans doute vivre avec un vol erratique et particulièrement épuisant. Elle avait eu la chance d’hériter des ailes larges et au cuir très épais de son père, assez résistantes et assez larges pour supporter son poids déjà massif, mais elle avait eu des amis qui avaient dû faire une croix sur leur rêve d’intégrer la flotte des Airs à cause de soucis physiques qui ne leur permettaient pas d’être assez performants en cas d’attaque. C’était l’un des points de discorde entre ceux qui plaidaient pour une cause « pure » du sang des dragons, comme Salem, et ceux qui étaient pour le métissage naturel afin de préserver la pérennité de leur race.
Pouvait-elle seulement encore voler ?

Elle décida de vérifier quelques jours plus tard, une fois que la neige eut belle et bien fondue, et s’enfonça loin dans la forêt. Le jour se levait à peine lorsqu’elle s’arrêta au milieu d’une clairière au centre de laquelle se tenait un petit étang naturel. Elle se déshabilla en veillant à mettre ses affaires à l’abri et se concentra sur sa forme originelle.
Son corps nu se couvrit rapidement d’écailles et gagna en muscle ainsi qu’en circonférence, mais arrivée à un moment particulièrement délicat, une douleur fulgurante lui traversa la poitrine et la laissa le souffle coupé. Elle tomba violemment en avant et se rattrapa sur les mains. Des mains énormes et difformes qui avaient toujours leurs cinq doigts au lieu de trois et des griffes lourdes à porter.
Elle reprit son souffle et ferma les yeux pour refaire une tentative. Ses os craquèrent de nouveau et sa nuque se développa jusqu’à l’apparition de cette douleur qui la paralysa et la força à faire marche arrière. Elle jura en s’effondrant sur le dos. Elle réalisa par ce geste naturel que ses ailes ne s’étaient pas développées. Elles n’étaient même pas apparues entre ses omoplates. Et si ses chaînes n’étaient pas brisées ? Et si elles avaient simplement disparues mais sans cesser de la brimer ?
— Impossible. Si c’était le cas, ton esprit aussi serait comprimé dans ce corps. Or tu nous as prouvé que tu avais repris le contrôle de ton doum.
Elsha la rassura sur ce point lorsqu’elle vint les retrouver un soir au bout de plusieurs jours de tentatives infructueuses. Reddith lui tendit un bon bouillon aux légumes et s’assit à ses côtés avant de froncer les sourcils, intriguée.
— Tu as quelque chose d’étrange sur le cou.
— Pardon ?
Elle tata l’endroit désigné et sentit une fente sous ses doigts. Reddith lui tendit un petit miroir de poche acheté à un marchand ambulant et lui montra la branchie qui persistait sur sa peau, même sous cette forme. Elle s’ouvrit et se refermait en suivant le mouvement de sa respiration, et ne semblait pas être gênée par la différence physiologique entre ces poumons humains et les poumons draconiques qui étaient cent fois plus gros.
— C’est normal ? S’interrogea Reddith devant sa perplexité affichée, tu te transformes ?
— Non, murmura-t-elle en se regardant dans la glace…je crois que mon doum refuse que je reprenne ma forme originelle…
— Ça n’a aucun sens, souffla Elsha avec pragmatisme, il ne peut refuser que tu redeviennes ce que tu es. Je pense plutôt que tu n’es pas encore prête. Ou alors, tu subis un blocage pour tout ce temps passé dans ce corps qui n’est pas le tien.
— Ce dernier point n’est pas de mon fait !
— Non mais tu as fini par apprécier.
— C’est simplement plus pratique. Si je reprenais ma forme originelle ici, la grotte ne serait pas assez grande pour que je puisse me retourner !
— Je ne t’accuse en rien Kiera. Ton instinct de survie est peut-être simplement le plus fort.
Kalen recracha les arrêtes du poisson avalé et s’étira de tout son long avant de rejoindre sa couche au petit trot. Les discussions d’adulte l’ennuyaient.
— Mon instinct de survie ?
— C’est bien lui qui commande ton doum, non ?
Kiera acquiesça en mâchonnant un bout de poisson presque brûlé car oublié au-dessus des flammes. Elle repensa à la maison en feu et au sauvetage de Reddith. Son doum lui avait obéi cette fois car leurs vies étaient en danger…mais pourquoi diable refusait-il qu’elle se remette à voler ?

< Allez !…mais bon sang, laisse-moi faire ! >
Elle retomba sur les genoux, la poitrine en feu. Elle cracha de la bile, l’estomac compressé par tous ces efforts, et se traina jusqu’à l’étang où elle plongea la tête afin de s’hydrater un peu et faire fonctionner ces branchies qui ne demandaient qu’à retrouver leur rythme habituel.
< Dis-moi ce que je dois faire ! Je suis un dragon bon sang ! Laisse-moi voler ! >
Elle sortit la tête lorsqu’elle réalisa qu’elle venait de geler la surface de l’eau.
< Tu me laisses me servir de mon élément mais tu refuses que je termine ma métamorphose ?! Réponds-moi, espèce de…! >
« Tu réalises que tu te parles à toi-même, n’est-ce pas ? »
Elle se retourna et se figea lorsqu’Owayn apparut à quelques pas de là, les cheveux aussi fournis. Il prit une grande inspiration, le sourire aux lèvres, et la détailla de ses yeux noisettes empreint d’une étincelle de vie. Kiera soupira bruyamment. Ce n’était vraiment pas le moment.
< Je pensais en avoir fini avec les hallucinations…>
« Qui te dit que je suis une hallucination ? »
< Je ne sais pas, ironisa-t-elle violemment, le fait que tu sois mort peut-être ? Que tu as été assez bête de te sacrifier pour moi ? >
« Tu es en colère… »
— Tu crois ?
Le Chasseur haussa les épaules et la regarda se lever pour faire les cent pas, dévorée par l’anxiété. Ses genoux et ses épaules étaient douloureux, sa vue ne cessait de bouger et lui donner mal au crâne, ses branchies venaient et disparaissaient sans cesse…mais elle restait toujours bloquée à un certain stade de sa métamorphose, un stade qui habituellement, se déroulait sans difficulté aucune.
« Tu as pourtant repris le contrôle de ton élément…pourquoi cette gêne ? »
— Je ne sais pas ! Si tu crois que ça m’amuse…Kalen grandit et ses ailes se sont ouvertes. Bientôt, il me demandera de lui apprendre à voler et je ne suis même pas fichue de reprendre ma forme originelle !
« Ainsi, tu fais ça pour le petit »
— Je te rappelle que tu m’as demandé de m’en occuper !
Owayn sourit, les mains dans les poches de son grand manteau râpé et usé aux extrémités. Celui-là même qu’il portait le jour où il était venu la sortir du ruisseau.
« Donc tu fais ça parce que je te l’ai demandé »
— Rha mais va-t’en ! Tu me déconcentres !
Elle se recroquevilla sur elle-même avec les mains sur les oreilles et essaya de retrouver son calme malgré les battements effrénés de son cœur. Owayn s’approcha suffisamment pour s’asseoir devant elle, patient. Elle jura lorsqu’elle rouvrit les yeux et tomba sur les fesses, maladroite.
— Je savais que j’étais toujours sous l’emprise de ces chaînes de réduction…
« Pourquoi penses-tu qu’il s’agit de ça ? »
— Parce que je ne parviens pas à reprendre ma forme, parce que tu es là, parce que…parce que…parce que ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?! Tu es mort pour rien ! J’ai tué les Inquisiteurs : je les ai congelés les uns après les autres et j’ai sorti Elsha du camp. Tu aurais pu venir avec nous si seulement tu n’avais pas aussi butté ! Qu’est-ce que ça t’a apporté de jouer les sauveurs ?!
« Tu sais que ton problème n’a rien à avoir avec moi ? »
Elle déglutit en détournant le regard. Il baissa la tête pour la forcer à revenir sur lui et lui sourit en lui pinçant le menton.
— Tu n’avais pas le droit de mourir…
« C’était mon choix »
— C’était particulièrement stupide ! J’ai plus de trois-cent ans et toi…
« Tu n’es pas responsable de mes actes Kiera. Seulement des tiens »
— …tu me dis que j’aurai du te sauver ?
Son sourire s’accentua lorsqu’il vit les larmes qui lui emplissaient déjà les yeux.
« En aucun cas. Je voulais que tu vives pour continuer à avancer. J’ai été témoin de tes capacités et je reste persuadé que tu es faite pour accomplir de grandes choses. Tu dois en prendre conscience »
— Comment veux-tu que je parvienne à quoique ce soit si je reste coincée entre mes deux formes physiques ?!
« Je l’ignore. Mais tu peux demander au petit »
— Au petit… ?
Elle leva le nez lorsqu’Owayn lui désigna un endroit précis de la clairière. Elle se concentra sur sa vue et découvrit Kalen, soigneusement emmitouflé sous les fourrés particulièrement touffus. Elle dut admettre qu’il était astucieux car c’est à peine si elle pouvait le distinguer, la couleur de ses écailles se rapprochant furieusement de celle de la végétation environnante.
« Il apprend vite »
— Il m’a surtout suivie.
« Et tu n’as rien remarqué. C’est bien ce que je dis : il apprend vite »
La jeune femme soupira et se pencha en arrière pour faire signe au dragonnet de sortir de sa cachette. Ce dernier ne bougea pas tout de suite, si bien qu’elle dut se lever pour lui faire comprendre qu’elle l’avait vu. Il sortit alors la tête, déçu, et vint la rejoindre, la nuque basse.
— Ça fait combien de temps que tu es là ?
< …pas très longtemps… >
— Tu as prévenu Reddith de ta sortie ?
< Ouiiiii… >
— Kalen.
< Oui je lui ai dit ! Je ne suis plus un bébé ! >
— Oh si tu l’es ! Et je n’aime pas que l’on me suive ! J’ai de bonnes raisons de venir seule, je te l’ai déjà dit !
< Peut-être mais ce n’est pas juste ! Moi aussi je veux apprendre à voler ! >
Elle leva les yeux au ciel, les mains sur les hanches. Elle n’était pas certaine d’avoir la patience nécessaire pour le supporter dans cet état. Elle ne voulait pas craquer, lui montrer la partie la plus violente, celle qui faisait d’elle ce qu’elle était : un dragon.
— Je ne cherche pas à voler, déclara-t-elle en priant pour qu’il ne perçoive pas le mensonge, je veux d’abord retrouver ma véritable forme. Et j’ai quelques soucis.
< Pourquoi ? >
— Si je le savais…
Elle se passa une main sur le visage et vit alors qu’elle aussi perdait ses écailles. Elle en découvrit une au creux de sa main et la trouva étonnamment épaisse. Impossible à briser. Kalen tendit le cou pour la renifler, intrigué, et la regarda la jeter au fond de l’étang sans comprendre pourquoi elle agissait ainsi.
— On rentre…le ciel se couvre.
< Vraiment ? >
Il leva le museau mais ne vit aucun nuage noir. Cependant, quelques écailles vibrèrent près de ses branchies et il perçut l’humidité qui était en train de grimper dans l’atmosphère. Il galopa alors derrière son aînée une fois que cette dernière fut rhabillée et la suivit jusqu’à leur dernière habitation. Comme prévu, la pluie tomba fort, et força les trois femmes ainsi que le dragonnet à rester à l’abri dans leur grotte. Reddith se coucha tôt ce soir-là, désireuse de terminer un ouvrage commencé tantôt, et Kalen s’endormit à côté de sa protectrice, la tête posée contre sa cuisse. Elsha tricotait, assise près des flammes. Kiera ne l’avait jamais vue faire autre chose.
— Tout va bien ?
La vieille dame leva instinctivement le nez de son tricot, le sourire aux lèvres.
— Bien sûr. Pourquoi cette question ?
— Je ne sais pas…rien ne semble vous toucher. Un capitaine inquisiteur est pourtant parvenu à vous enlever, à vous torturer et à tuer un ami. Et vous agissez comme si ne rien était.
— Je pleure Owayn tous les jours, déclara-t-elle d’une voix posée, son tricot replié sur ses genoux, je trouve son sacrifice aussi inutile que toi, mais j’admire son courage. Peu d’hommes auraient agi comme lui. Tu peux être fière de son amitié.
La dragonne observa un instant les flammes mourantes, les mains serrées sur ses genoux.
— Ce Saint Beaumont et vous, vous vous connaissiez bien, n’est-ce pas ?
— Il m’a traquée pendant ces vingt dernières années alors je dirai que oui.
— Je ne parlais pas de ça.
Elsha fronça les sourcils.
— Vous avez tué son fils.
— Parce qu’il a tué ma fille. Après avoir tenté de faire de même avec ma petite-fille.
— Quels étaient vos véritables liens ? Il vous haïssait bien trop pour s’arrêter à la mort de son fils.
Elsha reprit son tricot mais Kiera remarqua le tremblement de ses mains.
— C’était votre amant ?
— On peut dire ça. Nous étions mariés.
Kalen dressa une oreille. Kiera posa discrètement une main dessus. Le dragonnet bougonna dans son demi-sommeil et finit par coller son menton sur son genou pour demander quelques gratouilles. Kiera prit une inspiration tout en essayant de cacher sa surprise.
— Que s’est-il passé ?
— Les premières années, rien en particulier. Il était soldat dans l’armée du roi, et moi couturière. Je le suivais pendant ses pérégrinations…nous étions un couple charmant. Je ne lui avais jamais dit ce que je pouvais faire en réalité. Je pensais que vivre dans l’anonymat ne pouvait être que bénéfique pour nous deux. Puis il a rencontré Dieu. Son Dieu devrais-je dire. Un jour, il est rentré de campagne et il avait changé. Il était devenu intolérant…soupçonneux. Nos enfants étaient jeunes à l’époque et ont subi ses colères. Tout comme moi. Je serrais les dents, je savais ce qu’il leur ferait s’il connaissait mes origines. L’homme que j’avais épousé a décidé de faire partie de l’inquisition pour nettoyer le Continent de ses Plaies. J’ai alors décidé de fuir, mais mon fils m’a trahie. Son père lui avait retourné l’esprit. Je pensais qu’il ouvrirait les yeux, qu’il comprendrait que lui aussi était un sorcier mais cela l’a rendu fou. Il a voulu s’en prendre à moi pour me faire payer tous mes mensonges…il a atteint sa sœur. Reddith était là. Elle n’avait que trois ans mais elle a tout vu. Mon gendre, un gentil garçon, s’est jeté sur mon fils et a été tué à son tour. Alors j’ai agi. Et je l’ai fait taire. J’ai pris Reddith avec moi et je me suis enfuie. Edmond a proclamé qu’en tant que sorcière, j’étais responsable du massacre de notre famille et a commencé à me poursuivre, refusant de voir la réalité en face. Il a occulté notre fille et notre petite-fille de sa mémoire et s’est uniquement concentré sur notre fils, comme s’il était le seul digne de son intérêt. Il pensait être le seul à souffrir…
Kiera prit une inspiration.
— Et vos yeux ? C’est lui qui vous a fait ça ?
— Lors de notre dernière rencontre oui. Il pensait que me crever les yeux me retirerait mes pouvoirs. Je lui ai prouvé le contraire…je pensais être partie assez loin pour ne plus jamais le revoir mais…j’ignore comment il a réussi à me retrouver.
— Il est mort à présent. Il ne vous traquera plus.
— Oui…tu l’as renversé si vite que c’est à peine si j’ai pu savourer cette victoire.
— Reddith sait qu’il y était ?
— Je lui ai dit oui. Elle a vécu avec moi toutes ces années sans jamais se plaindre, ni même poser de questions. Si tu n’étais pas intervenue, elle serait brûlée vive dans cette cave…je pensais la protéger…
— Et c’est ce que vous avez fait.
— J’ai vécu des choses très dures dans ma vie. J’ai vu mes enfants mourir…mon époux devenir fou…j’ai vu et vécu la guerre. Même aveugle, je perçois la noirceur du monde. Mais parfois aussi, je vois des étoiles.
Kiera baissa les yeux sur Kalen qui s’était rendormi en ronflant légèrement sur son genou et s’amusa à le gratter juste au-dessus de ses narines, ce qui provoqua aussitôt une ondulation de ces dernières, toujours aux aguets. Elle adorait faire ça. Cela lui rappelait qu’il s’agissait d’un bébé, malgré sa taille de plus en plus imposante.
— J’imagine que vous allez bientôt nous quitter…
Elle revint sur la sorcière, sourcils froncés.
— Pourquoi ?
— Un dragonnet comme lui ne peut décemment pas continuer de vivre avec nous. Sa taille et son appétit vont bientôt devenir problématiques. Comprends-moi j’aimerai…j’aimerai continuer à le voir grandir…j’ai veillé sur lui encore plus longtemps que ma petite-fille…il est un peu comme un autre enfant !…mais je ne suis plus toute jeune et tu dois également rentrer chez toi.
La jeune dragonne souffla longuement tout en déposant une nouvelle buche dans le feu. Kalen s’écarta de son genou et se remit en boule contre sa cuisse, toujours endormi.
— Je ne suis pas encore tout à fait remise de mes multiples emprisonnements corporels…je n’arrive plus à me changer et cette apparence commence à perdre ses repères. J’ai des branchies qui poussent, des muscles qui s’allongent, des griffes qui ne se rétractent plus…bientôt, je ne ressemblerai même plus à une humaine.
— Tu ignores toujours ce qui te bloque ?
— Owayn pense que je me punie à cause de sa mort…
— Et c’est faux ?
Elle haussa un sourcil, circonspecte.
— C’est ce qui vous étonne ? Je vous parle d’Owayn et vous….
— Tu es un dragon Kiera. Tu es naturellement sujette à voir des choses qui me sont invisibles.
— Je ne vois pas les morts.
— Alors que penses-tu que ce soit ? Une nouvelle hallucination ?
— Quoi d’autre ?
— Son esprit. Il t’aimait Kiera et il savait que tu avais des problèmes. Je ne serai pas étonnée qu’il ait décidé de rester un peu plus pour te guider.
— C’est absurde.
— Tu ne crois pas à ce que tes yeux te montrent ?
— La dernière fois mes yeux m’ont montré une scène me présentant mon ennemi et Kalen à peine sorti de son œuf. Tout ça dans la grotte de mon enfance, ce qui est bien sûr totalement impossible !…donc non. Je ne crois pas.
— C’est dommage…peut-être est-ce manque de foi qui bloque ton évolution. Pourquoi manques-tu autant de confiance en toi Kiera ? Je ne suis qu’une vieille femme mais j’ai vu ce dont tu étais capable au camp des Inquisiteurs. J’ai vu en toi le dragon des glaces, la prédatrice, la protectrice. Tu es incroyablement forte. Ton esprit peut briser toutes les chaînes, enfoncer tous les murs…pourquoi ne crois-tu pas en cette force qui t’habite ? Owayn était persuadé que tu étais vouée à faire de grandes choses. Crois-tu qu’il aurait donné sa vie pour quelque chose dont il n’était pas certain ?
Kiera déglutit, les yeux rouges. Kalen poussa un gros soupir d’apaisement dans son sommeil et étira longuement ses pattes arrière avant de se remettre en boule.
— Je continuerai de m’entrainer demain, déclara-t-elle en se levant délicatement, ne vous inquiétiez pas si je ne réapparais pas tout de suite. J’ai besoin…d’un peu de temps.
— Tu es la seule à pouvoir te libérer de tes propres chaînes.
— …on peut dire ça oui…
Elle partit rejoindre sa couchette et s’emmitoufla dans ses draps, la tête enfoncée entre les épaules. Un grognement à moitié endormi puis un poids mort sur ses chevilles lui fit comprendre que Kalen l’avait retrouvée en mode somnambule. Elle renonça à le repousser et s’endormit presque à contrecœur, la tête pleine de questions.

Plusieurs mois s’écoulèrent au grès des saisons. Le printemps fila lentement pour laisser place à un été des plus étouffants. Kalen continuait de grandir entre ses deux humaines d’adoption et celle qu’il considérait à présent comme sa sœur aînée, même si cette dernière était de plus en plus souvent absente.
Kiera n’avançait pas. Son corps humain se déformait de plus en plus, ses articulations craquaient dangereusement tandis que ses cheveux continuaient de pousser sans qu’elle ne comprenne pourquoi. La douleur devenait insupportable et des troubles de mémoire venaient trouver son équilibre déjà précaire.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle était gisante près de l’étang, une main dans l’eau. La clairière qui l’avait accueillie pour ses heures d’entrainement ressemblait à un champ de bataille : les troncs d’arbre étaient recouverts par des centaines de coups de griffes, les fourrés, les plantes avaient été arrachées, la terre avait été retournée à quelques endroits comme si elle avait cherché à enterrer quelque chose.
Elle cracha de la bile en essayant de se retourner et retomba lourdement dans l’herbe, écrasée par les rayons du soleil. Elle était déshydratée, presque mourante. Elle sentait ses branchies qui s’ouvraient et se refermaient à la rechercher désespérée d’un peu d’eau mais elle était incapable de bouger, pourtant si près du but.
Elle perçut une odeur, une présence…serait-ce un chasseur qu’elle ne pourrait se défendre. Cette présence la poussa cependant en direction de l’eau. Elle tomba dans l’étang sans provoquer ne serait-ce qu’une vague et coula à pic, les membres détachés du corps. Elle regarda les bulles de sa dernière respiration remonter à la surface et ferma les yeux pour laisser couler cette sensation de liberté qui était en train de l’étreindre. Elle toucha le fond, immobile, et se laissa entrainer par le courant. Un remous vient la réveiller. Elle se sentit soulevée puis tirée vers le haut jusqu’à être rejetée sur le bord où elle convulsa, le corps traversé d’une force qu’elle ne parvenait plus à contrôler.
< Kiera ! >
Kalen la poussa du museau pour la forcer à retomber sur le dos et la regarda tombée, inerte. Il toucha son front et le trouva brûlant. La panique l’envahit. Cette chaleur n’était pas naturelle pour un dragon.
< Kiera ! >
Il tourna sur lui-même en couinant et courut à travers la clairière pour rejoindre Reddith et Elsha, mais il finit par s’arrêter net et revenir sur ses pas. Il ne pouvait pas la laisser seule ! Il se dépêcha de la retrouver et se tortilla pour la faire passer autour de son cou pour la maintenir entre ses ailes qu’il éleva légèrement afin de ne pas la laisser tomber.
< Reddith ! >
L’adolescente s’épongea le front, occupée dans la pièce qui était devenue la nouvelle grange, avec deux vaches et le cheval des Inquisiteurs, et plongea sa fourche dans la paille fraiche achetée quelques jours plus tôt à un paysan du coin qui les connaissait depuis peu mais dont le fils était tombé sous le charme de la jeune fille. Elle arriva en courant, et devinant l’ampleur de la situation, partit chercher sa grand-mère qui ne tarda pas à venir, le visage fermé.
— Portons-la à l’intérieur.
Kalen serra les fesses pour pouvoir passer la porte d’entrée et laissa Reddith tirer son aînée sur la couchette la plus proche.
— Elle est brûlante.
— Enveloppe-la dans la couverture. Puis va chercher l’eau la plus froide que tu puisses trouver. Nous devons à tout prix faire baisser sa température.
— Pourquoi est-elle restée seule ?! Nous aurions pu l’aider !
— Ce n’est pas le moment Reddith. Kalen, ne bouge pas.
Le dragonnet se figea en enroulant ses ailes au plus près de son corps. Il savait qu’il était devenu trop imposant pour rester à l’intérieur mais il aimait ces moments où ils se retrouvaient tous autour du feu, le soir, pendant qu’il pleuvait au-dehors. Il se fit tout petit au pied du lit en posant son menton entre ses pieds. Kiera poussa un gémissement de douleur, se crispa, puis se détendit, le front en sueur. Reddith revint avec un seau bien rempli et lui nettoya la peau après l’avoir bordée comme il le fallait. Elle grimaça lorsqu’elle vit à quel point ses mains, ses coudes et ses épaules étaient déformés. Les os pointaient sous sa peau sèche, les griffes et les tendons étaient visibles, tandis que ses oreilles tiraient franchement vers l’arrière.
— Je ne comprends pas pourquoi elle se fait tellement de mal. Je pensais qu’elle était libre !
— Rien n’est simple lorsqu’il s’agit de magie draconique. Ou de dragon en général. Les chaines qui la maintenaient sous cette forme ont du toucher autre chose que son physique. Quelque chose qu’elle seule peut briser.
— Ça va la tuer grand-mère.
Elsha ne répondit pas. Elle était impuissante. Kiera avait poussé les limites du corps à son maximum, sans parvenir à les dépasser. Que pourrait-elle faire, elle, la vieille sorcière aveugle ? Kalen couina de peur et contourna le lit pour venir se coucher à côté de sa sœur de cœur.

Dragon – Kiera Qahnaarin (10)

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Elle fila contre le vent, le visage dissimulé sous une écharpe. La tempête de neige se faisait de plus en plus voilente, si bien que ceux qu’elle poursuivait ne pouvaient continuer ainsi sur la route sans craindre un quelconque accident. Connaissant à présent la fragilité du corps humain fasse au froid, elle réalisa qu’ils avaient dû se déporter pour échapper à la bise glacée, ne serait-ce que pour conserver leurs prisonniers.
Elle s’arrêta au milieu du chemin et se concentra sur la direction du vent. Elle écouta ses plaintes à travers les feuilles des arbres, elle sentit ses courbes et ses rejets, puis perçut un rebondie qui n’avait rien de naturel. Elle rouvrit les yeux en se précipitant droit vers cette anomalie. Arrivée non loin, elle décida de grimper dans un arbre et voir ce qui pouvait expliquer ce changement. Elle découvrit un camp monté à la va-vite dans un virage afin de se protéger du froid, avec deux tentes, une grande et une petite, et un cheval qui grelottait près d’un feu autour duquel survivaient deux gardes emmitouflés dans leurs capes. Deux autres se tenaient debout en direction du chemin, comme pour garder à l’œil tous ceux qui oseraient s’approcher du camp et tremblaient sur place, les lèvres bleues et les cils congelés.
Elle chercha une trace quelconque d’Owayn et Elsha, et conclut qu’ils devaient se trouver dans l’une des deux tentes. Elle s’engagea alors dans les hauteurs pour contourner les soldats et grimper sur les rochers qui pourraient l’amener au plus près des monticules.
— Du vin, grandieu ! Il nous faut fêter cette prise !
— Oui seigneur.
— C’est une grande victoire aujourd’hui, Trium ! La sorcière brûlera vite ! Vingt ans que j’attends ce moment !
Elle devina à peine des silhouettes dans la grande tente et en conclut qu’il devait s’agir de ce fameux Saint Beaumont. Elle se faufila alors dans le camp pour rejoindre la tente voisine. Un garde se tenait devant, aussi congelé que les autres.
< Owayn ? Owayn, tu es là ? >
— …Kiera ?
Elle tira un couteau qu’il avait aiguisé pour elle quelques jours plutôt et déchira la toile de jute afin de se glisser à l’intérieur. Elle retrouva Owayn et Elsha, tous les deux attachés à des chaînes enfoncées dans le sol. Ils avaient tous les deux le visage tuméfié et les mains écorchées jusqu’au sang.
— Comment nous as-tu retrouvé ?
— J’ai suivi le vent.
— Reddith, Reddith, comment va-t-elle ?!
— Elle est en vie, déclara-t-elle en tirant sur les chaînes, Kalen veille sur elle en ce…
Elle se figea avant de faire volte-face quand deux hommes entrèrent dans la tente. Un individu vêtu de sa cote de maille et de cette croix qui la fixait de ses yeux sombres, suivi de près par un jeune soldat à la coupe parfaite, armé d’une épée particulièrement imposante.
— Tiens donc ! Une invitée !
Kiera jura intérieurement. Le souffle du vent l’avait empêché de les entendre arriver. Décidément, elle ne contrôlait pas ce corps aussi bien qu’elle ne l’aurait voulu.
— Et mignonne avec ça, railla Saint Beaumont en avançant, une main dans la barbe, d’où viens-tu avec des yeux pareils ?
Elle serra les dents en se maudissant.
— Trium, on dirait que nous avons droit à une nouvelle prise ! Dieu nous guide. Tu en voulais la preuve ? La voilà.
La dragonne se figea quand le capitaine la visa avec un drôle d’outillage en forme de tube. Le tressaillement d’Owayn la força à rester stoïque face à cette arme d’un nouveau genre.
— Elle apprend vite, c’est bien. Va chercher de nouvelles chaînes, qu’on l’attache avec les autres.
La seule énonciation des chaînes la fit frémir. Elle cherchait un moyen d’agir quand l’homme brandit l’objet. Ce dernier cracha une petite flamme sous un bruit de pétarade assourdissant. Elle perçut un cri puis vit quelqu’un tomber devant elle. Owayn s’effondra sur ses genoux, le visage déformé par la douleur.
— Owayn !
Elle le mit sur le dos et vit un trou au niveau de son torse. Un trou qui se gorgea de sang et commença à tâcher le vêtement qu’il portait. Kiera ne comprit pas ce qui se passait malgré les cris d’Elsha, assommée par cette vision d’horreur. Le jeune soldat profita de cet état de transe pour lui passer les chaines aux poignets, si bien que lorsqu’elle reprit ses esprits, elle était de nouveau prisonnière et son ami perdait son sang.
— Qu’est-ce que…qu’est-ce que tu as fait ?!
Elle voulut poser ses mains sur sa blessure mais fut arrêtée dans son élan par les maillons de fer qui tintèrent entre eux.
— Cet idiot a pris une balle à votre place, ironisa Saint Beaumont en préparant son arme pour un nouveau tir, c’est dommage. Il va échapper au bûcher.
— Quoi ?
— Il va mourir, idiote.
Kiera écarquilla les yeux puis les baissa vers le chasseur qui la fixait avec un étrange sourire. Elle se pencha aussitôt au-dessus de lui et pressa son poitrail en priant pour arrêter le sang.
— Pourquoi tu…tu n’avais pas besoin de faire ça !
— …bien sûr que si…tu as…tant de choses à accomplir. Et je suis vieux…
— Tais-toi imbécile !
Elle déglutit lorsqu’elle vit que le sang coulait entre ses doigts et pressa davantage, si bien que le Chasseur réagit à travers une grimace.
— Tu ne vas pas mourir, souffla-t-elle en le regardant dans les yeux, je te l’interdit, tu m’entends ?!
— Kiera…je n’aurai…de toute façon jamais vécu assez pour te voir…devenir celle que…
Il serra les dents et les dévoila couverte de sang.
— Owayn !
Il toussa des bulles d’hémoglobine en lui agrippant les mains et la regarda, les yeux brillants.
< Tu ne dois pas te laisser prendre…tu n’es pas une sorcière…tu n’es pas une esclave…tu es un dragon…déclara-t-il de manière à ce qu’elle entende ses pensées, tu es plus forte que tous ces hommes réunis. Ils n’ont aucun droit sur toi. Tu entends ? Aucun. Tu es la seule…qui puisse décider de son avenir…>
— Tais-toi. Tais-toi, tais-toi, tais-toi !
Il sourit lorsqu’il la vit pleurer des larmes qui tombèrent sur son visage et le rafraichirent, lui qui était brûlant de douleur.
— Tu n’as pas le droit…
< La mort fait partie de la vie…tu as encore des siècles à vivre devant toi…tu perdras d’autres amis…et tu m’oublieras >
Elle lui attrapa le visage malgré le sang qui couvrait ses mains et le força à la regarder.
— Tu m’as sauvée la vie, tu m’as accueillie sur ton toit, tu m’as nourrie, tu m’as protégée…tu as tout fait pour me libérer…et tu voudrais que je t’oublie ?!
Il pleura à son tour alors que le froid commençait à lui posséder les membres, la bouche pleine de sang.
< Ramène Elsha à sa petite-fille…et occupe-toi bien de Kalen. Il est le seul qui puisse comprendre…ce que tu ressens… >
— Je ne suis pas faite pour élever un bébé…
< Bien sûr que si…tu es forte. Intelligente…tu mérites une meilleure place dans ce monde. Tu es digne de cette place…tu comprends ? Tu dois reprendre…ta place…>
Il toussa un peu plus fort et se crispa. Sa main serra celle de sa protégée, puis se détendit lorsque son cœur s’arrêta. Kiera retint mal un sanglot violent et posa son front contre le sien.
— Enfin ! J’ai cru qu’il ne partirait jamais !
Kiera ferma les yeux, une douleur fulgurante au niveau des tempes. Saint Beaumont s’approcha de la vieille Elsha qui pleurait intérieurement, privée de larmes, et tira violemment sur ses chaînes pour la faire tomber, face contre terre.
— Alors sorcière ! Qu’est-ce que ça te fait de tout perdre ?! Est-ce que tu ressens ce que j’ai ressenti lorsque tu m’as privée de mon fils ?!
Elsha ne broncha pas malgré le coup de pied qu’elle se prit dans le ventre et resta en position de fœtus. Saint Beaumont se baissa pour la tirer par les cheveux et posa son visage à moins de dix centimètres du sien.
— Tu mériterais que je t’arrache la langue comme il t’a arraché les yeux !
Elsha eut un rire nerveux qui le força à tirer plus fort que sa chevelure, si bien qu’elle tomba contre son torse et renifla la transpiration qui émanait de sa cote de maille.
— Tu ne pourras pas me faire parler si tu m’arraches la langue…comment prouver à tes supérieurs qui je suis vraiment…Edmond ?
— Silence !
Il la frappa sèchement et la regarda s’écrouler sur le sol glacé tandis que le vent soufflait avec force dans le trou de la toile de jute. Il se redressa et regarda autour de lui pour trouver quelque chose d’assez aiguisé afin d’œuvrer à son sinistre projet, mais emporté par son impatience, il ne trouva rien.
— Trium, ton couteau !
Il tendit la main sans un regard pour son aide de camp mais rien ne vint.
— Trium !
Il se retourna et s’immobilisa lorsqu’il découvrit le jeune homme statufié dans une couche de glace qui scintillait sous l’effet du vent. Il détailla un visage figé dans une expression de stupeur et d’horreur et déglutit sans comprendre ce qui venait de se passer. Puis un bruit sec le fit sortir de cette contemplation morbide. Il vit deux bracelets de fer échoués au sol, couvert de cette même couche de glace, et leva les yeux sur une femme à la peau naturellement halée qui le fixait de deux iris tranchants, le cou et les bras couverts d’une étrange pellicule noire. Il se reprit rapidement, habitué aux effets fantastiques, et sauta sur l’épée de son protégé pour attaquer la jeune femme de front. Cette dernière fit un pas sur le côté pour éviter la lame puis leva simplement le bras quand il trancha l’air de façon horizontale. L’épée buta contre quelque chose d’incroyablement dur qui fit vibrer le métal jusque dans la hanse que l’Inquisiteur faillit lâcher sous l’effet de surprise. Il découvrit avec fascination qu’elle s’était contentée de lever le bras pour parer la lame et protéger son visage, mais la couche noire avait bloqué le cisaillement de façon nette et précise.
— Qui es-tu, sorcière ? D’où viens-tu ?!
< Je ne suis pas une sorcière…gronda une voix sourde qui résonnait quelque part dans son esprit, et je suis présentement très en colère. Tu as tué mon ami >
Saint Beaumont embrassa la médaille qu’il avait autour du cou et reprit l’épée des deux mains, prêt à faire face à cette créature sans nom.
— Dieu me guide ! Cria-t-il pour se donner du courage, et il te punira comme il put toute erreur qui noircit le monde qu’il a créée !
Il l’attaqua sur la verticale mais elle bloqua de nouveau la lame, et ce, d’une seule main. Il tira dessus pour essayer de la reprendre, mais Kiera brisa l’épéevd’un geste franc, ce qui déséquilibra grandement l’Inquisiteur et faillit le faire valser en avant. Une poigne incroyable le saisit alors par la gorge et l’arracha du sol, comme s’il n’était pas plus lourd qu’un enfant.
— Qui…qui es-tu ?
< Quelque chose que tu ne peux même pas imaginer…siffla-t-elle en le toisant de ses yeux dont le doré avait complètement disparu pour laisser la place à deux flaques noires d’une intensité si énorme qu’elle écrasa l’Inquisiteur, quelque chose qui va te broyer jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de ton misérable carcasse ! >
— A attends ! Je…
< Quoi ? Gronda-t-elle en collant son visage contre le sien, tu oses me défier ?! >
— Je ne suis…que le messager de Dieu !
< Je ne crois pas à ton Dieu ! Je ne réponds qu’à la Montagne et au sang que tu as versé. Qui es-tu, misérable tas de chair, pour oser tuer tes semblables avec une telle cruauté ?! Qui es-tu pour cracher sur ceux qui t’entourent ?! Votre vie est si courte que vous vous amusez à la gâcher pour d’obscures croyantes dont vous n’avez aucune preuve !…vous avez tué mon ami >
— Ce n’est pas lui que je visais !
< C’est censé changer quelque chose au fait qu’il ne respire plus ?! C’était un homme bon, qui a tout donné à une inconnue simplement parce qu’il se croyait en elle. Vous m’avez pris mon meilleur ami. Mon protecteur ! Et pour cela…>
Elle pressa les doigts autour de sa gorge et écouta les os craqués au milieu des gargouillis émis par l’Inquisiteur dont les yeux sortaient déjà des orbites. Elsha cacha un large sourire lorsqu’elle entendit le corps tomber non loin d’elle et savoura le silence qui s’en suivit. Kiera passa au-dessus du cadavre et vint vers elle pour briser ses chaînes. Elle l’aida à se remettre debout et se laissa enlacer par la vieille dame. Cette dernière sentit le froid qui possédait la dragonne et recula, prudente. Sa fureur était palpable et elle craignit en devenir la cause.
— Owayn a voulu te protéger, n’est-ce pas ?
Elle déglutit en acquiesçant et s’enferma dans ses bras, grelottante.
— Sa jambe lui a fait défaut…il n’aurait pas dû me suivre.
— Tu n’aurais pas pu l’en empêcher. C’est la pire tête de mule qui soit.
Elsha esquissa un sourire entendu malgré le sanglot qu’elle perçut dans sa voix. Kiera se défit de son manteau, et comme elle l’avait fait pour Reddith, couvrit la grand-mère et l’aida à bien se réchauffer sous la fourrure. Elle revint ensuite vers Owayn et resta longtemps à genoux à côté de son corps. Elsha prit appui sur son épaule et vint la rejoindre dans sa prière.
— Il n’avait aucune raison de risquer sa vie pour moi…
— Je ne crois qu’il a vraiment réfléchi à son acte. Il t’a simplement vue en danger et il a réagi. Tout comme il l’a fait pour moi face à cette armée d’Inquisiteur. Il ne pensait pas à lui. C’est assez amusant pour un ancien ermite…il faut partir Kiera. Le vent a couvert les bruits mais d’autres vont venir.
— Je ne peux pas le laisser là.
— Je comprends mais…
— C’est hors de question !
La sorcière se tut. Elle n’était pas de taille. De toute façon, imaginer son camarade laissé aux mains de ces monstres lui laissait un goût amer au travers de la gorge. Il n’aurait dû chercher à la sauver.
— Reste-là, déclara Kiera en se dirigeant vers le fond de la tente, je nettoie le terrain et je reviens te chercher.
— Fais attention à leurs médaillons ! Ils contiennent de la magie humaine qui pourrait te provoquer quelques désagréments. C’est comme ça qu’ils m’ont eue.
— Ils n’auront pas le temps de réagir.
Elsha s’enferma davantage dans ce manteau trop grand pour elle et s’assit près du Chasseur dont elle peignit calmement les cheveux, comme pour le rendre plus présentable face à la Mort. Si seulement elle n’était pas si laide…et lui si prompt à donner de sa personne…ils auraient pu vivre quelque chose tous les deux…

Quelques minutes plus tard, Kiera revint, le visage couvert d’écailles elles-mêmes recouvertes de neige et força la vieille femme à la suivre tout en lui indiquant le chemin. Elle enveloppa soigneusement le corps du Chasseur dans une épaisse couverture qu’elle scella à l’aide de corde volée aux soldats, puis le prit dans ses bras afin de le porter jusqu’à la charrette qu’elle avait réquisitionnée. Elsha fut surprise du silence qui avait envahi le camp. Elle tata l’air devant elle et toucha quelque chose de glacé. Elle remonta au plus haut lorsqu’elle sentit que cette chose suivait les courbes d’un homme. Un homme pétrifié, un bras levé devant les yeux. Une statue de glace parfaitement exécutée.
— Magnifique ouvrage…tu es très douée.
Elle se retourna quand elle entendit un hennissement et le bruit d’essieux en bois qui grinçait sous le poids de leur cargaison. Kiera poussa le corps du Chasseur afin qu’il soit bien calé et le couvrir d’une seconde couverture qui le protégeait des flocons. Elle aida Elsha à monter à ses côtés, jeta un sac bien lourd à ses pieds puis grimpa au niveau du banc pour guider le cheval sur la route en contrebas. Elsha s’emmitoufla avec soin dans son nouveau manteau et somnola la plupart du temps, réveillée par intermittence à cause des aléas de la route.
Elle reprit ses esprits quand la charrette s’arrêta et se secoua faiblement, refroidie par la couche de neige qui était tombée sur ses épaules. Kiera l’aida à descendre puis la guida jusqu’à l’intérieur de la grotte où une grande chaleur lui fouetta le visage et où un couinement familier retentit. Kalen vint à la rencontre et faillit la faire tomber en se collant contre ses jambes. Epuisée par ces épreuves, la vieille dame avait envie de dormir mais elle se redressa quand une main lui prit le poignet. Reddith lui sauta dans les bras et la serra contre elle en pleurant à chaudes larmes. Kiera fit entrer le cheval afin que ce dernier ne se réchauffe sur une litière improvisée, puis repartit sans dire un mot. Kalen secoua les oreilles et trotta jusqu’à l’entrée où il tendit le cou, prudent. Il chercha son aînée entre les flocons et la devina à quelques mètres de sa position. Il sortit sous la tempête et la rejoignit pour la voir creuser un trou dans la terre gelée. Il sentit sa colère et son immense tristesse et se mit à pleurer sans comprendre pourquoi. Ses gémissements alertèrent Kiera qui s’arrêta et tomba à genoux à côté du cadavre du Chasseur. Elle voulait le préserver. Ne pas laisser au temps aux insectes de l’agresser. Mais ses mains tremblaient. Elle avait mal. Elle voulait hurler mais rien ne sortait.
Kalen passa sa grosse tête sous ses bras et vint se coller contre elle. Il la laissa pleurer sur sa carapace, les pattes ancrées dans cette terre qu’elle n’arrivait pas à creuser, et se montra fort pour supporter sa douleur. Une fois calmée, il l’aida à gratter le sol assez profondément pour y glisser le corps du Chasseur puis se retourna pour repousser la terre avec les pattes arrière. C’est couvert de boue qu’il retourna dans la grotte et retrouva la vieille Elsha assise près du feu où grillaient quelques poissons. Kiera l’appela plus loin pour lui nettoyer la carapace avec de l’eau propre puis le laissa rejoindre son futur dîner. Elle tomba le long du mur, épuisée. Elle avait envie d’imploser.
Elle ouvrit une main et regarda y naître quelques flocons glacés. Elle ignorait comment elle pouvait faire ça. Normalement, elle ne pouvait pas créer de glace sous cette forme, mais ce n’était pas la première fois qu’elle parvenait à dépasser ses limites. Dans la maison en feu pour commencer…mais elle valsait sans cesse entre ses deux formes. Allait-elle rester coincée à vie ? N’allait-elle jamais retrouver sa forme originelle ?
< Kiera ! Manger ! >
Elle sortit de ses pensées quand Kalen se rappela à elle. Elle s’arracha difficilement de sa position et vint s’asseoir à ses côtés, les articulations douloureuses. Reddith lui sourit. Elsha lui avait raconté ce qui s’était passé, mais l’adolescente était bien consciente qu’il était encore trop tôt pour en parler. Elle était triste elle aussi. Soulagée d’avoir retrouvée sa grand-mère, mais triste d’avoir perdu cet homme qui s’était montré si bon avec elle, quoique toujours un peu bourru. Il lui avait appris à monter des pièges, à reconnaitre les traces d’animaux dans la neige, à faire un bon feu…et même à aiguiser ses couteaux ! A cette seule idée, elle se mit à pleurer. Elsha ouvrit son manteau et la prit contre elle pour la bercer. Kalen revint vers Kiera qui lui gratta la tête d’un geste lent. Dehors, le vent soufflait toujours aussi fort.

 

Dragon – Kiera Qahnaarin (9)

(Voici un plus gros morceau que d’habitude. Dites-moi si c’est trop long ou trop désagréable à lire sur écran, je reviendrai alors à des parties plus digestes)

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Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle n’était plus dans la grotte de sa mère. Cette dernière avait disparue au profit d’un ballot de paille et d’une odeur de chien mouillé. Elle appuya sur ses pattes avant de réaliser qu’il s’agissait de ses mains. Elle retomba aussitôt, aussi tremblante qu’un faon. C’est alors qu’elle perçut ce petit cœur battant à ses côtés. En se retournant, elle faillit s’éborgner sur les écailles encore molles d’un dragonnet qui dormait, lové entre ses reins. Ramené à sa taille humaine, il était aussi gros qu’un chien de berger et bien plus imposant. Elle s’assit en veillant à ne pas le réveiller, une douleur vive à la poitrine. Elle remarqua un seau d’eau fraiche et s’humidifia la nuque en retenant mal le tremblement de ses mains. Elle se laissa tomber sur le dos et observa le plafond de cette grange sans se souvenir comment elle était arrivée là.
Le petit grogna dans son sommeil. Il bougea des pattes et vint chercher sa chaleur en grignotant du terrain. Elle reçut un coup de queue sur les jambes et serra les dents à cause de la douleur. Elle se força à se redresser et tira sur les guenilles qui la protégeaient encore. Un bleu était apparu sur sa peau cuivrée. C’était la première fois qu’elle en voyait un. Elle appuya dessus et reprit sa main au tiraillement ressenti. Aucune écaille n’apparut. Elle réessaya. En vain. Elle déglutit, la gorge sèche. Son doum était de nouveau muet.
— Ah, tu es de retour parmi nous ! C’est une chance.
Elle tressaillit, prise sur le fait. Une femme apparut près d’un tonneau et y jeta une buche pour qu’elle puisse prendre feu. Kiera bloqua sa respiration lorsqu’elle vit ses yeux scellés à jamais. Elsha sourit et prit la chaise juste à côté afin de profiter du brasero.
— Je suis Elsha la Vieille. Tu es ici dans ma grange, à l’abri des éléments.
— Elsha ?…c’est Owayn qui m’a emmenée jusqu’à vous ?
— C’est plutôt toi qui l’a emmené jusqu’à nous, se moqua gentiment la sorcière en tirant un jeu de tricot, mais il est naturel que tu ne t’en souviennes pas. Tu étais dans un drôle d’état. Mi-femme, mi-dragonne. Je mets ton humanité en avant à cause de ton attitude envers ce vieux chasseur. Je ne pensais pas les tiens capables de sentiment envers les humains.
— …j’ignorais que c’était aussi rare…
— Les dragons ne sont pas venus sur nos terres depuis des siècles mais nous nous souvenons bien de notre dernière rencontre. Des milliers d’êtres humains tués par une seule créature volante…
— Durvis le Rouge…
— Je vois que tu connais l’histoire.
— Il a été le dernier banni de la Montagne. Tout le monde le connait.
Elle but un peu d’eau puis écouta le petit bâillonner dans son sommeil. Elsha sourit en observant le dragonnet qui ne s’était même pas réveillé à son arrivée.
— Je l’ai gardé pendant ces trente dernières années, expliqua-t-elle en commençant ses premiers nœuds, j’ai veillé sur son œuf pendant tout ce temps en espérant un jour être présente le jour de sa naissance. Et voilà qu’il éclot sans prévenir, après à peine quelques secousses…votre ami a fait sacré tête quand ce petit est apparu au pied de son lit, tout dégoulinant de la bave d’œuf. Si j’avais encore mes yeux, sans doute en aurais-je pleuré toutes les larmes de mon corps !
— C’est vous qui l’avez amené ici ?
— Non, il t’a trouvée tout seul. C’est ta présence qui l’a poussé à se réveiller. Sans doute a-t-il perçu ta solitude…les dragons sentent cela, n’est-ce pas ?
La jeune femme acquiesça tout en reprenant de l’eau. Elle creusa alors les mains afin de former un puits et transporta quelques gouttes jusqu’au petit qu’elle badigeonna en écartant les doigts. Quelques écailles se mirent aussitôt à frétiller.
— C’est bien ce que je pensais, il est déshydraté. Vous avez une écuelle ?
Elsha tata son sac et sortit de quoi prendre son thé. Kiera s’en servit pour prendre plus d’eau et saupoudra généreusement le dragonnet. Ce dernier finit par ouvrir les yeux. Il sortit la langue pour gouter au liquide puis se redressa légèrement pour se tourner vers sa bienfaitrice qu’il remercia d’un bon coup de tête dans l’estomac.
— Ouf doucement !
— Kieeeee !
Elle encaissa le choc dans une grimace et prit le temps de le doucher avec minutie tandis qu’il feulait, les pattes bien ancrées dans le sol. Elle secoua la main, la peau recouverte d’écailles molles.
— Vous le gardiez à l’intérieur de chez vous ? Son œuf, je veux dire.
— Je le gardais à l’abri.
— C’était votre erreur. J’imagine que vous avez une cheminée dans laquelle vous faisiez naitre du feu. Ce mâle est un dragon de terre et d’eau. Pour éclore, il aurait normalement dû être à moitié enterré et régulièrement mouillé pour réveiller en lui l’appel des éléments.
— Tu veux dire que j’aurai pu le tuer ?
— Le fossiliser serait le plus exact, mais oui, cela aurait pu arriver.
Le petit dressa la tête et poussa sur ses pattes pour trotter jusqu’à la sorcière et poser son front épais contre ses jambes. Elsha sourit et lui caressa les endroits les plus solides, là où apparaitraient sans doute ses futures cornes.
— Vous avez créé un lien avec lui, souffla Kiera en se massant la nuque, il a senti votre présence autour de son œuf. C’est très important pour les fœtus de se sentir entourés. Surtout ceux qui ne sont pas nés dans une couveuse.
Elsha se baissa à la hauteur du dragonnet et se plongea dans ses grandes orbites noires. Il sortit la langue et lui toucha les yeux avec une douceur qui l’aurait de nouveau fait pleurer si seulement elle pouvait.
— Il doit mourir de faim. Que mangent les dragonnets à peine sortis de l’œuf ?
— De la viande, aussi tendre que possible, et beaucoup de lait. Du poisson également, étant donné son affiliation avec l’eau. Ses crocs sont encore trop petits pour déchirer des matières trop dures.
— Alors il va nous falloir chasser. Et pêcher. Vous aussi ma chère, vous devez reprendre des forces ! Et quelque chose me dit que vous mangez bien plus que notre nouvel ami ici présent !
— Pas sous cette forme…
— Cette forme n’est que temporaire. C’est elle qui vous a sauvé de l’anéantissement. C’est signe que tu la contrôles, d’une certaine manière.
— Je n’ai pas la sensation de contrôler quoique ce soit.
— Parce que tu es fatiguée et désorientée. La vie en plein air devrait te faire du bien. Les hommes sont loin d’ici. Tu auras le temps nécessaire pour redevenir celle que tu étais.
— Avec ces chaînes ?!
Elle montra ses poignets et mis au jour des cicatrices gravées dans sa chair. Des cicatrices qui respectaient le dessin établi des anciens tatouages qui lui couvraient autrefois les avant-bras.
— Quelles chaînes ? Je suis navrée, je suis aveugle, je ne vois aucune chaîne.
Kiera ouvrit la bouche, estomaquée. Ses doigts suivirent le dessin des cicatrices et sentit sa peau encore fragile.
— Comment ?
— Tu as sans doute fait face à tes problèmes…enfin je ne suis qu’une humaine dotée d’un peu de sens magique, aussi, je ne sais pas vraiment comment fonctionne la psyché des dragons, mais je dirai que tu as cessé d’avoir peur. Du moins, pendant un moment. Les chaînes de réduction sont faites non seulement pour amoindrir le corps d’un dragon mais aussi son esprit. Vous n’êtes pas seulement des créatures violentes. Les plus sages d’entre vous connaissent tout de la vie dans ce monde. Cela dénote d’une intelligence extrême, à la hauteur des dieux qui vous ont créés.
— …je ne m’estime pas créée des dieux…je ne suis…qu’une chose noire et grotesque.
— KIeeeééé !
Le dragonnet revint vers la jeune femme et lui donna un nouveau coup de tête dans les jambes, si bien qu’elle faillit valser sur le côté et s’écrouler durement sur le sol.
— Je crois qu’il n’est pas d’accord.
— Espèce de…
— Kiééé !
Elle ferma les yeux, saupoudrée de postillon craché par un dragonnet en colère, et balaya l’air d’une main, assommé par l’odeur fétiche de son haleine.
— Tu es resté trop longtemps dans ton œuf toi. Ça va, ça va, je me tais !
Elle lui prit sa grosse tête entre ses mains pour éviter un nouveau coup et le força à se retourner. Elsha retint un petit rire moqueur. Ce petit avait déjà tout compris.

Owayn voulut se lever dès que Kiera entra dans son horizon mais la jeune femme le força à rester couché. Ses blessures étaient nombreuses et bien plus graves que les siennes. Reddith dressa le menton et fit face à Kiera quand cette dernière laissa entrer le petit à l’intérieur de la maison où la place commençait à devenir de plus en plus chère. La dragonne se laissa dévisager, bien qu’elle ne comprenait pas la raison de cette méfiance caractérisée, et réalisa alors qu’elle était à moitié nue dans ses vêtements déchirés par sa dernière métamorphose inachevée.
— Mouais…j’vois pas c’que vous avez d’extraordinaire. Juste…des oreilles bizarres !
L’intéressée grimaça sous le regard hilare du Chasseur. Ah les femmes et leurs complexes…
— Ne faites pas attention à ma petite fille, s’amusa Elsha en tirant suffisamment de chaise pour que tout le monde puisse s’asseoir, nous allons devoir agrandir la maison à ce train-là !
— Ah parce qu’ils vont rester ?!
— Bien sûr. Notre ami chasseur est bien trop blessé pour repartir sur les routes et notre petit dernier a besoin des connaissances de son aînée pour survivre. Tu ne voudrais tout de même pas l’abandonner après toutes ces années ?
— C’est ton dragon hein, pas le mien !
L’adolescente croisa les bras, boudeuse. Kiera baissa les yeux vers le dragonnet qui comprit aussitôt le message et fila comme le vent droit vers la jeune fille, tête la première. Le choc fut brutale et la chute de Reddith sur les fesses encore plus. Elle protesta avec force quand il revint, la langue pendante. Une bonne lichette et tout était oublié.
— Beurk il bave plus qu’un chien !
Kiera s’assit au bord du lit du Chasseur, de gros points noirs devant les yeux. Ce dernier lui pressa l’épaule en signe de soutien. Il la sentait épuisée.
— J’ai peur que celui qui m’a trahie s’en prenne à ma mère…
— Pourquoi ferait-il ça ?
— Parce qu’il est fou. Je l’ai vu dans ses yeux lorsqu’il m’a poignardée. Il me…il me désirait et me haïssait en même temps. Tout ce que je suis l’écœure. Noire, différente…de glace…les dragonnes comme ma mère qui s’unissent d’autres espèces que la sienne ne peuvent pas…s’il devient Roi de la Montagne… !
— Les déséquilibrés comme lui ne peuvent pas faire de bon monarque.
— Ce n’est pas pour autant qu’ils ne peuvent pas gagner le trône ! S’il détruit tous ceux que la Reine a regardés…elle n’aura pas d’autres choix que de faire de lui son héritier !
— Tu extrapoles. Connais-tu réellement ses intentions ou les as-tu seulement imaginées ?
— Je…je ne sais pas…tout est confus…
Il s’approcha assez pour l’embrasser sur la tempe. Ce contact lui fit du bien et l’aida à retrouver son calme. Il ouvrit son bras valide et la garda contre lui, tel le père qu’il aurait dû être son seigneur n’avait pas été aussi lâche. Kiera s’endormit ainsi, sans entendre les récriminations de Reddith qui suivait le petit partout pour éviter qu’il ne mange tout ce lui pouvait lui tomber sous le bec.

Plusieurs semaines s’écoulèrent à la faveur de l’hiver. Ce dernier devint particulièrement rude, si bien que le Chasseur, à présent habitué à dormir dans la grange où deux couchettes avaient été installés pour lui et sa protégée, fut obligé de retourner à l’intérieur de la maison pour se réchauffer près de la cheminée. Lui qui avait passé des années seul dans sa cabane s’en voulait d’être devenu aussi dépendant d’une vieille dame et sa petite fille, mais il se sentait faible. Sa jambe le faisait souffrir. Il craignait de ne jamais retrouver sa forme d’antan et devenir ainsi inutile envers celles qui l’avait soigné et protégé.
— Où étais-tu passée encore ?!
Il sortit de ses pensées à un cri qui résonnait de l’extérieur.
— Je n’ai pas de compte à te rendre.
— Tu n’aurais pas oublié quelque chose par hasard ? Kalen t’a cherché toute la matinée !
— Il se trouve que j’avais des choses à faire.
Reddith et Kiera étaient en guerre depuis quelques jours. Il faut dire que la dragonne avait tendance à disparaitre plusieurs heures sans prévenir, pour ensuite réapparaitre comme si ne rien était, ce qui irritait profondément l’adolescente qui se retrouvait seule pour s’occuper du petit qui débordait d’énergie, avec beaucoup de mal à contrôler sa force naturelle.
— Des choses à faire ? Dis-le si tu veux l’abandonner, ce sera plus simple !
— Ce n’est pas mon petit, d’accord ?!
Un courant d’air froid força le chasseur à quitter son tabouret pour ouvrir la porte et sortir sur le perron. Les deux jeunes femmes remarquèrent sa présence et s’éloignèrent, aussi mauvaise l’une que l’autre. Il partageait l’inquiétude de Reddith concernant le détachement alarmant que Kiera démontrait face au dragonnet mais il sentait aussi que cette dernière était à fleur de peau. Son doum avait disparu. Il n’avait plus vu une seule écaille apparaitre sur sa peau et savait que c’était ce qui la dérangeait. Kalen était en sécurité entre lui, Elsha et sa petite fille, mais le dragonnet était aussi très curieux et il était dur de le rattraper quand il partait à tout rompe à travers les champs encore recouverts d’une épaisse couche de neige.
— Petit ou pas, grogna Reddith avec véhémence, tu es la seule qui puisse lui apprendre la vérité sur sa vie de dragon ! Ce que tu fais est dégoûtant. Je te rappelle que c’est grâce à lui si tu es en vie aujourd’hui !
Kiera serra les dents mais ne dit rien. Elle préféra aller voir dans la grange si elle y était. Kalen était endormi sur sa couche. Il ronflait pendant son sommeil et babillait en expirant. Elle soupira en laissant tomber ses affaires près du brasero et but une gorgée d’eau. Kalen redressa la tête, les yeux clos et chercha son odeur. Elle leva les yeux au ciel mais se laissa faire quand il vint instinctivement se coller contre ses jambes.
— Tu sais que je ne suis pas ta mère ?
< …je savais >
— Je sais. Le bon temps, c’est « je sais ».
< Je sais >
Elle lui gratta la tête et secoua les doigts, ennuyée par ces fichues écailles. Elle trouvait qu’il pelait beaucoup mais elle n’était pas experte dans les premiers âges. Les seules fois où elle s’était occupée de plus jeunes, ils avaient déjà une cinquantaine d’années, ils savaient chasser, voler et retrouver leurs parents en fin de journée.
— Tu veux venir demain avec moi ?
< Oui ! >
— Doucement !
Elle le repoussa discrètement quand il lui écrasa le pied d’une grosse patte. Il recula et baissa les yeux, malheureux. Elle se maudit pour sa faiblesse et vint s’asseoir à ses côtés pour se faire pardonner.
— Le corps humain est fragile et toi tu es costaud. Tu comprends ? Tu es fort, tu peux blesser les gens.
< Mais toi tu es pas humaine >
— …disons qu’en ce moment je le suis un peu. Hep hep hep jeune homme, on ne touche pas à ça !
Elle récupéra sa besace alors qu’il avait déjà le museau dedans.
< Poisson ! >
— Evidemment que ça sent le poisson. Ecoute, reste sage et demain je t’emmène pêcher sur le plateau.
< Alors je vais nager ! >
— L’eau sera froide, je te préviens.
< Je vais nager ! >
Elle le laissa quitter la grange en courant pour annoncer la nouvelle à sa petite famille et profita de ce moment de silence pour s’étirer et faire craquer sa nuque. Cela calmerait peut-être un peu la gamine qui ne cessait de lui courir dans les pattes pour mieux lui jeter ses responsabilités à la figure. Elle n’avait rien contre le petit mais elle avait bien d’autres problèmes. Elle pensait qu’elle serait tranquille une fois libérée de ses chaînes mais c’était presque pire : elle n’arrivait plus à sortir de ce corps pour reprendre sa forme originelle. Elle ne dépassait plus le stade de cette étrange métamorphose qui faisait d’elle une sorte de monstre coincée entre ses deux apparences, une humaine difforme à la peau noire qui respirait comme un serpent et qui surtout, avait perdu ses ailes. Elle y repensait en voyant celles encore atrophiées sur le dos de Kalen. Il devait apprendre à les détendre mais pour l’instant, il ignorait encore qu’il pouvait s’arracher de sa terre bien aimée. Le ciel était pour lui encore beaucoup trop loin.

< Nager, nager, nager, nager ! >
Il lui rappela très tôt le lendemain ce qu’elle lui avait promis et vint la chercher jusque dans sa couverture en posant son museau froid contre son front. Elle grogna pour la forme et le fusilla du regard sous les yeux hilares d’Owayn.
< Nager, nager, nager, nager ! >
— Oui oui…minute !
Elle s’étira en grimaçant. Le jour n’était pas levé qu’il sautillait déjà partout, impatient.
— Reddith a raison tu sais, souffla le Chasseur en repoussant la broussaille qui lui servait de chevelure, tu dois passer plus de temps avec lui. Tu es la seule à pouvoir lui apprendre comment doit agir un dragon en pleine nature.
— J’arrive à peine à m’occuper de moi Owayn, et il est si…fragile !
— Et oui c’est un bébé. Mais tu penses sincèrement qu’il peut grandir décemment entouré de trois humains et demi ?
— Et demi ?
— Je ne suis pas né de la dernière pluie, s’amusa-t-il en se redressant dans sa couche, je commence à te connaitre. Tu l’évites parce que tu ne veux pas le blesser. Tu es de nouveau instable.
— …ça se voit tant que ça ?
— Elsha m’a dit que tu aurais du mal à te remettre de ton emprisonnement. Qu’un dragon de ta taille ne peut pas redevenir ce qu’il était en à peine quelques jours.
— En quelques jours…dis plutôt en quelques mois.
< Nager ! >
Kalen revient à la charge et eut du mal à freiner sa course folle pour ne pas rentrer dans le ventre de sa protectrice.
< Allez allez allez ! Je veux nager ! >
— On ne dit pas je veux mais je voudrais. Ensuite arrête de crier s’il te plait, je ne suis pas sourde. Ta voix réverbère.
< Réver quoi ? >
— Elle résonne si tu préfères. Comme l’écho.
< L’écho ? >
Elle fronça les sourcils quand il pencha la tête sur le côté. Il s’assit sur ses fesses et attendit poliment qu’elle lui explique. Elle avait dit qu’il devait être sage pour aller nager.
— Tu devrais peut-être aller lui montrer sur le terrain, proposa Owayn en la voyant enfiler son manteau, rien ne vaut l’exemple.
— …ce n’est pas comme si j’avais le choix…
< Nager ! >
Elle termina de s’habiller en faisant craquer des os et salua le Chasseur qui décida de se lever à son tour pour préparer un bon petit déjeuner aux deux sorcières. La neige s’était tue depuis la veille mais le vent était toujours aussi froid. Kiera mit sa capuche cerclée de fourrure afin de se protéger les oreillers et engagea Kalen à la suivre au milieu de la couche immaculée. Le dragonnet s’amusa à sauter au milieu de la neige puis à disparaitre pour rebondir tel un gros lapin. Il courut autour son aînée en couinant. Cette dernière réalisa qu’il devait se sentir un peu perdu avec Reddith. Même s’ils étaient déjà très attachés l’un à l’autre, l’adolescente ne pouvait pas comprendre ce qu’il ressentait.

Ils gagnèrent les hauteurs du plateau en zigzagant entre les arbres puis parvinrent jusqu’à l’étang gelé qui surplombait la clairière. Kalen se précipita aussitôt et glissa sur la couche de glace pour finir les quatre fers en l’air. Kiera retint un éclat de rire et s’arrêta à la limite de l’étang pour le voir dériver doucement sur le côté.
Elle s’engagea avec prudence pour tester l’épaisseur de la couche et le rejoignit avec une agilité qui l’étonna elle-même.
— Alors petit malin. Sors tes griffes. Doucement. Voilà. Tu plantes et tu redresses. Non ne… !
Elle se retrouva sur les fesses avec un dragonnet qui dérapa une nouvelle fois et qui couina de peur en voulant à tout prix la rejoindre.
— Calme-toi, calme-toi. Plante tes griffes.
Elle le ramena vers elle et le rassura en voyant ses branchies trembler de peur.
— Il faut toujours observer son environnement avant de s’amuser. Si tu avais fait attention, tu aurais vu la glace.
Elle frappa cette dernière pour lui faire entendre la fameuse réverbération qui se répandissait tout autour d’eux. Kalen redressa les oreilles, tout ouïe.
— Tu entends ? L’eau est juste en dessous. Quand il fait froid comme en ce moment, la couche supérieure gèle.
< Je pense que c’était toi >
— Tu « pensais » que c’était moi. Et non, c’est Mère Nature.
< Pas nager alors ? >
— Si mais après un peu de préparation.
Elle sortit quelques outils en lui demandant de rester derrière elle afin de percer un trou assez large pour qu’il puisse nager à son aise. Cela lui prit près d’une heure pendant laquelle il resta sagement allongé sur ce sol qu’il trouvait étonnement instable.
— Voiillàà ! Alors, une règle : interdit de plonger en dessous. Et tu restes à ma vu…
< Nager ! >
Elle ferma les yeux lorsqu’il sauta droit dans le trou et l’éclaboussa de quelques bris de glace. Elle le regarda pédaler dans l’eau comme un bienheureux et repensa à ses premiers cours en compagnie de sa mère. Elle était tellement contente de pouvoir lui montrer ce qu’elle savait faire ! Bien sûr, elle n’était pas aussi gracieuse qu’elle dans l’eau mais elles avaient passé de bons moments ensembles. Grâce à sa mère, elle était entrée dans les premiers à l’académie des guerriers dragons. Ensuite les différences s’étaient creusées…

Elle l’observa longuement nager à sa manière, les yeux dans le vague, quand une présence se fit sentir. Un humain. Non…trois. Elle regarda discrètement autour d’elle et les vit qui se dissimulaient derrière les arbres. Elle pensa d’abord qu’il s’agissait de braconniers venus dans le coin pour attraper quelques proies imprudentes en cette période de disette, mais c’était jusqu’à ce qu’elle devine des armes entre leurs mains.
— Kalen, plonge !
Un filet passa près d’elle et tenta d’atteindre le dragonnet juste avant que ce dernier ne disparaisse sous l’eau.
— Ne bouge pas sorcière ! Et ordonne à ta créature de revenir !
Kiera serra les dents quand les trois hommes l’encadrèrent armés de lance et d’épée. Elle fronça du nez en les détaillant, vêtus de leur uniforme blanc et rouge et de leur côte de mailles. Des soldats. Reddith en avait parlé une fois autour du déjeuner et avait décrit les fameux envoyés de l’Inquisition. Ceux-là même qui avaient organisé le massacre de tous les êtres qui dérogeaient à leur vision d’un monde pur et juste.
— Que voulez-vous ?
— Ton dragon pour commencer…et ensuite, autre chose.
Leurs regards libidineux suffirent. Les mâles pensaient-ils tous décidément à la même chose ?
— Comment êtes-vous arrivés jusqu’ici ?
— Tu n’as pas vraiment cherché à couvrir tes traces, ironisa un second en la menaçant de son épée, l’avantage avec les idiotes, c’est que vous finissez toujours par baisser votre garde.
Elle jeta un coup d’œil discret en direction du trou dans l’étang. Elle devait à tout prix les éloigner avant que la couche de glace ne se reforme et que Kalen se retrouve piégé en dessous. Même s’il était un semi-dragon des eaux, il était trop jeune et surtout trop inexpérimenté pour tenir longtemps dans cette eau glacée. Elle parlait d’expérience.
— Très bien vous m’avez eue, souffla-t-elle en levant les mains, ne me faites pas de mal je vous en prie.
Elle sentit aussitôt poindre leur sentiment de supériorité. Persuadés de la tenir sous leur joug, ils baissèrent inconsciemment leur garde. Grave erreur. Une seconde plus tard, elle sauta sur l’épéiste pour lui briser la nuque et se saisir de son arme dont elle se servit pour trancher le bras du premier plaisantin. Le troisième tenta de la harponner avec sa lance et lui déchira le bras. Elle recula à peine pour lui trancher la main puis le transpercer de part en part avant de le jeter brutalement en arrière.
— Kalen, tu peux sortir !…Kalen !
Elle garda le manchot sous bonne garde tout en gardant un œil sur le trou qui se couvrait d’une légère couche de glace.
— Kalen ! Remonte !
Des bulles jaillirent. Puis un museau, et enfin, une tête.
< C’est fini ? >
— Oui. Remonte mon grand. La nage est terminée pour aujourd’hui.
Il s’exécuta en glissant sur le bord, si bien qu’il dut sortir ses griffes et se hisser en forçant sur ses pattes avant. Il se laissa tomber à ses côtés, la respiration sifflante, et détailla l’homme à genoux qui tenait son moignon sanguinolent, les dents serrés de rage.
< Ce sont des méchants ? >
— Oui très méchants. Méchants qui vont me dire ce qu’ils viennent faire dans la région. Tout de suite !
— On ne faisait que notre travail ! Pleurnicha l’inquisiteur en gardant les yeux baissés, on chassait Elsha la Vieille. Vingt ans qu’elle nous échappait !
— Echappait ?
L’homme changea du tout au tout et esquissa un sourire carnassier. La jeune femme émit un grognement et poussa le soldat d’un coup de pied pour le faire tomber dans l’eau. Il protesta violemment mais affaibli par sa perte de sang et le poids de sa cote de maille, il se noya en quelques minutes sous les yeux intrigués du dragonnet.
< Lui pas nager ? >
— Non mon grand. Lui mort. Allez viens, on se dépêche ! Traverse l’étang, je te rejoins.
< D’accord ! >
Encore naïf et empli d’innocence, Kalen s’élança avec ses pattes encore malhabiles sans se rendre compte de ce qui venait de se passer. Kiera tira les deux autres cadavres jusqu’au trou et les jeta avec leurs armes afin de dissimuler un maximum de trace.
— Allez on court !
Ils s’élancèrent à bride abattu dans la pente, parfois ralentis par un Kalen maladroit qui s’effondrait le museau dans la neige. Kiera s’arrêta lorsqu’une odeur de brûlé leur parvint. Elle accéléra le pas pour découvrir que la maison et la grange d’Elsha dévorées par les flammes.
< FEU ! Feu feu feu feu ! >
— Kalen, calme-toi ! Chuuuuutttt…
Kiera prit le visage du dragonnet entre ses mains et le força à la regarder.
— N’aie pas peur. Tu vas rester ici. Là sous ces racines.
< Non pas toi feu ! Toi glace ! >
— Ça va aller. Les méchants sont peut-être encore là et je ne veux pas qu’ils te fassent du mal, tu comprends ? Je reviens le plus vite possible. En attendant, tu ne bouges pas !
< Non Kiera ! Pas partir ! >
Elle s’arrêta et revint vers lui pour poser son front contre le sien.
— Je reviens, c’est promis.
Elle repartit sans attendre et dévala la pente sur les fesses pour rebondir en bas et se dissimuler derrière un tronc. La neige qui maculait la cour avait été écrasée dans tous les sens. Elle détailla des traces de pas, des marques de sabots et de roues qui se dirigeaient vers le petit sentier en contrebas. Elle s’arrêta non loin de la maison en flamme et devina des gouttes de sang.
— Owayn !…Elsha !
Elle recula, échauffée par les flammes. Un cri retentit entre les craquements du bois. Il y avait encore quelqu’un à l’intérieur !
— Reddith !
Elle chercha un moyen d’entrer et décida de passer par la fenêtre qui avait déjà éclaté sous les effets de la chaleur. Elle se jeta à l’intérieur et roula sur le sol en évitant les flammes de justesse. Elle fut surprise de la violence de l’élément et de la réaction de son corps. Il reculait instinctivement alors qu’elle voulait avancer, ses yeux séchaient et ses oreilles bourdonnaient. Jamais elle ne s’était sentie aussi vulnérable face à cet élément qu’elle connaissait depuis sa naissance.
— Reddith !
« Kiera ! »
— Où es-tu ?!
Elle toussa, prise à la gorge et évita des tuiles de justesse quand ces dernières s’effondrèrent du toit à moitié consumé.
« En bas ! Le cellier ! »
Elle se protégea le visage et traversa un mur de flamme pour atterrir au milieu du salon. Elle tata le sol pour retrouver la trappe et comprit avec horreur que l’armoire à vivre d’Elsha s’était effondrée dessus. Elle toussa de nouveau et secoua la tête, la vue brouillée par la fumée. Elle attrapa le bois encore chaud et tenta de le soulever de toutes ses forces. Ses bras refusèrent rapidement l’effort et la laissèrent impuissante. Elle jura et recommença en essayant de la pousser au lieu de la soulever.
— Allez !…allez !
Elle entendit des os craquer et des points noirs vinrent rapidement lui gêner la vue.
« Je suis un dragon…pensa-t-elle avec amertume, pas une humaine…je suis plus forte que ça ! »
Un nouveau cri de Reddith l’arracha de ses pensées quand il fut brusquement stoppé par une toux violente. Elle allait mourir. Les humains n’étaient pas faits pour supporter les émanations d’un feu aussi violent. Même si elles n’étaient pas toujours d’accord, Reddith était bien trop jeune pour mourir de façon aussi atroce.
— Si tu veux me punir de mes faiblesses, prends-toi à moi, pas à eux ! S’exclama-t-elle en direction de son doum, libère-MOI !
Elle sentit ses tripes se retourner quand des écailles jaillirent brutalement de tout autour de son cou, là où ses branchies naissaient habituellement. Elles grimpèrent sur son visage et la protégèrent des désagréments du feu. Les poumons et les yeux soulagés, elle put ainsi se concentrer sur cette fichue armoire qui pesait une tonne et refusait de bouger. Les muscles de ses bras se développèrent et l’aidèrent à faire bouger le meuble. Ce dernier crissa sur un sol déjà fragilisé et dévoila un carré fermé d’un verrou que la dragonne fit sauter en un seul coup.
< Reddith ! >
Elle descendit l’escalier et vit que l’endroit était envahi par la fumée. Tout autour d’elle gisaient les réserves de la vieille sorcière. Cela allait des aliments basiques à des bocaux remplis de substances étranges et fluorescentes. Kiera devina la silhouette évanouie de la jeune fille au fond de la pièce et la souleva afin de la faire passer au-dessus de son épaule. Les mains libres, elle put ressortir par le même chemin, mais le tracé jusqu’à la fenêtre était maintenant occulté par un rideau de feu qui léchait les murs.
Elle vit que l’adolescente était blessée au bras et à la nuque et se défit de son manteau pour la couvrir. Elle se tourna ensuite vers les flammes qui lui faisaient face et ferma les yeux. Tout son corps se couvrit d’écailles et l’air étouffant se mit à tourbillonner autour d’elle quand un vent froid jaillit de sa position. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ses iris devinrent tranchants et sa bouche s’ouvrit pour cracher un jet de glace qui fit voler l’entrée en éclat et étouffa une partie des flammes. Elle prit alors Reddith dans ses bras et se précipita vers l’extérieur où elle plongea quand le toit de la maison s’effondra dans un fracas assourdissant.
< Reddith…>
Elle se redressa en découvrant le visage blême de l’adolescente et chercha son pouls. Elle jura lorsqu’elle réalisa qu’elle ne respirait plus et pressa sa poitrine en espérant remplir ses poumons.
< Réveille-toi ! >
Elle appuya de plus en plus fort, jusqu’à ce que soudain, la jeune fille se mette à tousser. Elle cracha ses poumons en se recroquevillant et papillonna des paupières.
< C’est moi, c’est moi ! Doucement…>
— Kie…
Elle toussa en s’accrochant aux bras de sa sauveuse. Le contact des écailles était étrange mais elle passa outre, pétrifiée par ce qu’elle venait de vivre. L’apparence hideuse de la dragonne lui souleva le cœur, aussi évita-t-elle de la regarder dans les yeux tout en essayant de reprendre son souffle.
< Que s’est-il passé ? Où sont Elsha et Owayn ? >
— Ils…il les ont emmenés. Les Inquisiteurs…kouf ! Ils croient qu’Owayn est le mari de…
Kiera piocha dans de la neige fraiche et lui porta à la bouche.
< Mange. Cela va te faire du bien >
Reddith ne pensa même pas à protester et mangea les flocons afin de soulager sa gorge irritée.
— Ils vont les tuer, murmura-t-elle après avoir dégluti, leur chef est un…un chasseur aguerri. Un chevalier. Saint Beaumont. Il nous court après depuis…
Kiera l’aida à s’asseoir tandis qu’elle retrouvait peu à peu une apparence un peu plus humaine.
— Elsha va être jugée pour sorcellerie…elle va…être torturée puis brûlée vive…
— Décidément, les hommes aiment jouer avec le feu. Viens, il vaut mieux s’éloigner. Ils savent que tu étais là ?
— Je…je ne crois pas. J’étais descendue pour préparer le déjeuner, je…Elsha a dû fermer derrière moi quand elle a réalisé leur présence…elle a toujours cherché à me protéger…
Kiera veilla à ce que son manteau la couve bien et l’aida à avancer en direction des collines. Kalen jaillit des fourrés mais freina rapidement sa joie lorsqu’il sentit à quel point son amie était épuisée.
— Il faut aller les chercher, siffla l’adolescente en tombant à genoux dans la neige pour rassurer le dragonnet qui vint se coller à elle en veillant à ne pas l’écraser, ils vont être tués tous les deux si on ne fait rien !
— Avant ça, il faut vous mettre à l’abri. Les Inquisiteurs pourraient toujours revenir pour effacer leurs traces.
— Tu ne comprends pas ! Ça fait vingt ans que Beaumont cherche Elsha ! Il n’attendra pas !
Kiera posa une main sur l’épaule de l’adolescente et pressa un point précis de sa nuque qui eut pour effet de lui faire perdre connaissance. La dragonne la rattrapa avant qu’elle ne se blesse et se baissa afin de la mettre sur son dos et la porter plus facilement.
< Qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on fait ?! >
— Tout va bien Kalen. Elle est juste endormie.
< Tu lui as fait mal ! >
— Mais non, c’est indolore. Viens, il faut bouger.
< Où ? Où ça ? >
— Dans une cachette que j’ai découverte il y a quelques mois. Il faut marcher, alors suis-moi. En silence, s’il te plait.
< J’aime pas >
— Moi non plus, mais nous n’avons pas le choix.
Le dragonnet grogna et bondit pour rejoindre sa protectrice qui avançait d’un bon pas. Ils marchèrent ainsi pendant près de deux heures pendant lesquelles la neige revint, violente. Kiera continua à avancer jusqu’à ce qu’ils parvinrent à un mur si haut que Kalen faillit tomber en arrière en essayant d’en voir le sommet. La dragonne désigna une entrée creusée à même la roche et se glissa à l’intérieur, l’adolescente toujours sur le dos. Kalen la suivit en dressant aussitôt le museau. Ses oreilles bougèrent dans tous les sens quand il découvrit une pièce immense, éclairée par un trou qui perçait le plafond. Il trotta jusqu’à lui et renifla l’air chaud qui s’en échappait.
< Pierre chaude ? >
Kiera allongea Reddith contre le mur opposé à l’entrée et la couvrit de son manteau. Elle s’approcha d’un foyer gravé dans un coin et fit signe à Kalen de la rejoindre.
— Tu veux bien allumer le feu ? Tu te souviens comment on fait ?
Le dragonnet acquiesça et se cala bien au-dessus du bois et des brindilles avant de cracher une toute petite boule de feu par les narines. Elle suffit largement à enflammer le tout. Kiera le félicita d’une petite tape sur les ailes puis se dirigea dans un coin où des affaires avaient été amassées, dont une couchette épaisse. Kalen se précipita dessus et sentit son odeur partout.
< Toi dormir là ? >
— Ça m’arrive.
< Pourquoi ? Pourquoi pas grange ? >
Kiera se redressa en faisant craquer des os de sa nuque et croisa le regard mouillé du dragonnet.
< Pas dormir à cause de moi ? >
— Pourquoi à cause de toi ?
< …parce que moi…existe >
La jeune femme se retourna. Kalen repoussa un caillou du bout d’une patte, les oreilles basses. Elle posa un genou au sol et le força à la regarder.
— Je suis désolée…il y a des choses que je devais faire seule…je ne suis pas tout à fait moi-même, tu comprends ? Et je ne voulais en aucun cas vous blesser, toi le premier.
< Tu dis que moi fort >
— Pour un bébé oui, tu es fort. Mais pour moi, tu es tout petit. Je pourrai te tuer d’un simple coup de patte. C’est pourquoi je devais m’éloign…Ouf, doucement !
Il vint plaquer son front osseux contre son torse et feula en faisant vibrer ses branchies. Elle le garda contre lui en écoutant les battements de son cœur puis leva les yeux sur Reddith. Elle se détacha lentement du dragonnet et vint reprendre l’adolescente contre elle pour la glisser dans sa couchette et s’assurer qu’elle resterait bien au chaud.
— Il y a du poisson séché dans le bac à côté et de l’eau pure. Je vais partir à la recherche d’Owayn et Elsha, en attendant, tu vas rester auprès de Reddith. Ton rôle est de veiller sur elle et t’assurer qu’elle mange et boive à son réveil. Vous serez en sécurité ici, alors inutile de sortir. Cela risque de prendre un peu de temps, aussi il va falloir être patient. Tu comprends ?
Le dragonnet acquiesça sans grande conviction.
— Tu restes ici et tu veilles sur Reddith. Même si la nuit tombe, vous ne bougez pas de cette pièce. Je fais le plus vite possible.
Pour preuve, elle tira un gros manteau d’un coffre qu’elle avait amené ici il y a plusieurs semaines et se changea du tout au tout pendant que Kalen venait s’enrouler près de l’adolescente. Kiera le regarda s’endormir à ses côtés et quitta la grotte au pas de course. Rejoindre la maison d’Elsha lui prendrait sans doute beaucoup de temps, temps qu’elle perdrait si la neige continuait à tomber à cette vitesse. Les Inquisiteurs avaient plusieurs heures d’avance et étaient particulièrement bien équipés. Des chevaux, une charrette, des armes…
Elle regagna la clairière pour voir la maison et la grange réduits en cendre, auréolées de cette fumée acide qui recouvrait l’endroit comme un dôme. Les traces laissées par les Inquisiteurs avaient disparus depuis longtemps, mais cela ne l’empêcha pas de rejoindre le sentier qui courrait un peu plus bas. En toute logique, leurs agresseurs devaient rejoindre la ville la plus proche afin de procéder à…ce qu’ils avaient prévu de faire. Kiera n’était pas aux faits des tortures infligées par les hommes sur les hommes mais elle pouvait imaginer sans mal que peu de monde s’en sortait vivant. Owayn et Elsha n’étaient plus de première jeunesse et cette arrestation n’arrangeait sans doute rien à l’affaire.

Dragon – Kiera Qahnaarin (8)

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Owayn se réveilla quand le soleil, le vrai, était bien haut. Elsha la jeune était partie ramasser les œufs du poulailler puis nourrir leurs deux vaches, tandis que sa grand-mère préparait un petit déjeuner à base soupe et de thé chaud. Elle était assise à la table du fond quand le chasseur émergea lentement d’un sommeil sans rêve et se leva lorsqu’il chercha à se rappeler où il pouvait se trouver. Evidemment, il eut un mouvement de recul et de dégoût lorsqu’il découvrir l’état de ses yeux – ou plutôt l’absence de ces derniers – mais il eut la politesse de ne pas le relever, même si la vieille femme avait suffisamment de vécu pour deviner ses pensées.
— Je suis Elsha la Vieille, sorcière de mon état et paysanne à mes heures. Et vous-même ?
— …Owayn le Chasseur. Ancien ermite et nouveau voyageur. Je…voulais vous rencontrer. On nous a dit que vous pouviez nous aider.
— Puis-je connaitre le nom de la personne qui vous a dirigé vers moi ?
— Elle se fait appeler la fleuriste et séjourne au village des bûcherons d’Asjen.
— Ah oui ! Gentille fille. Vous avez été courageux d’entreprendre un tel voyage en cette saison ! Vous deviez être désespéré.
— Je ne l’ai pas fait pour moi mais pour quelqu’un à lequel je tiens.
— Oui j’ai déjà eu le plaisir de la rencontrer. C’est elle qui vous a porté jusqu’ici et ce pour s’évanouir sur le bas de ma porte. Elle a de la chance que je vive loin des hommes, sans quoi l’auraient-ils sans doute emmenée pour lui arracher ses écailles unes à unes et s’enrichir sur sa carcasse.
Il déglutit en imaginant la scène. Il y avait déjà pensé le jour de leur rencontre avec les soldats du roi. C’est même ce qui l’avait poussé à la sortir de la rivière dans laquelle elle était venue se noyer…
— Votre petite-fille m’a dit que vous ne pouviez rien faire ?
— Je le crains, dit-elle en retournant près de la table et de son bol de thé, je n’ai plus l’énergie de mes vingt ans et Reddith n’est pas formée pour contrer la magie draconique.
— Reddith ? Je pensais qu’elle s’appelait Elsha.
— C’est le nom qu’elle se donne pour impressionner les voyageurs, se moqua gentiment la sorcière en revenant vers lui avec son bol, tenez, cela va vous faire du bien. La menthe vient de mon jardin.
Il la remercia à demi-mot. Un goût amer lui traversait la gorge et ce n’est pas la menthe qui allait l’en libérer.
— Je comprends votre déception.
— Je ne crois pas non, siffla-t-il d’un ton plus brusque qu’il ne l’aurait voulu, elle est déjà très instable…elle s’est battue de toutes ses forces pour arriver jusqu’ici !
— Et elle continue. Quel que soit les raisons qui ont abouti à ces chaînes, elle est la seule à pouvoir s’en faire. Leur pouvoir a envahi son corps et son esprit, toute magie extérieure serait repoussé et ce, avec grande violence.
— Vous dites ça comme si cela était votre habitude. Vous avez déjà rencontré beaucoup de dragon dans votre vie ?
— Non pas vraiment. Elle n’est que la numéro trois. Mais j’ai déjà essayé ma magie sur un élément draconique particulièrement puissant et je n’en ai retiré que déception et douleur.
Owayn fronça du nez sans comprendre.
— Un élément draconique ?
— Hum hum. Vous voulez le voir ?
L’homme se redressa contre son oreiller. La sorcière se retourna de nouveau et se dirigea vers un drap posé sur un grand objet qui trônait non loin de là, à moins d’un mètre du lit. Elle tira dessus dans un grand geste théâtral et dévoila une structure ovoïde qui lui arrivait au niveau de la poitrine. Le chasseur serra ses côtes d’une main avant de poser le bol sur le meuble le plus proche. Bloqué à cause de sa jambe, il ne put se tourner vers l’objet mais il en vit assez pour rester muet de stupéfaction.
— C’est…ce que je crois ?
— Oui, c’est un œuf. Il est magnifique, n’est-ce pas ?
Il acquiesça sans y croire. Un œuf de dragon, là, juste à côté de lui ! Il était énorme. Même bras tendus, il n’en faisait certainement pas la circonférence. Sa coque n’était pas lisse mais faites de creux et de bosses, comme de la pierre craquelée sous l’effort. Sa couleur oscillait entre le gris et le vert, semblable à celle de la mousse que l’on pouvait ramasser près des marais.
— J’ai passé les trente dernières années à essayer le réveiller. En vain. Puis il y a une semaine, il y a eu un mouvement. Comme une secousse. Fine, minime, mais je l’ai sentie. Elle m’a traversée tout entière.
— Une secousse ?
— Il a réagi à l’arrivée de votre amie. Ce qui m’a fait réaliser que jamais je n’aurai pu en tirer quoique ce soit. Seul un dragon peut réveiller un dragon. Même endormi dans cette coquille depuis plus d’un quart de siècle, ce petit a compris qu’une dragonne s’approchait de lui. L’instinct animal est quelque chose de formidable, vous ne trouvez pas ?
— Vous croyez qu’il prend Kiera pour sa mère ?
— Sa mère ? Je l’ignore. Mais elle l’a réveillé, ça, c’est certain.
Owayn déglutit en reprenant son bol de thé.
— Si votre amie a pu réveiller ce dragonnet endormi depuis près de trois décennies, ne pensez-vous pas qu’il pourrait l’aider à se retrouver ?
Il soupira en observant les brins de thé qui restaient coller au fond.
— Je ne suis même pas certain qu’elle survivra…
— Si vous ne croyez pas en elle, elle mourra oui c’est certain. Les dragons sont des créatures majestueuses, mais cela ne reste pas moins des êtres vivants. Et il me semble que cette femelle tient à vous.
Il leva le nez sur cette femme aux yeux mutilés et soupira, écrasé de fatigue. Elsha vint à son chevet et lui toucha le visage de ses doigts fripés. Owayn se laissa faire, comprenait qu’elle cherchait à se faire une image de lui.
— Vous êtes un homme bon, dit-elle dans un aimable sourire, je savais que je ne pouvais pas me tromper en vous laissant entrer chez moi.
— Tout le monde vous croit morte à Asjen. Ce sont les inquisiteurs qui vous ont…défigurée ?
— J’étais encore jeune, se moqua-t-elle en retournant auprès de son œuf, je pensais pouvoir faire face. Mais j’ai été trahie…ou disons aveuglée. J’en ai payé le prix fort mais j’ai survécu. Malheureusement, je ne le dois qu’à la fuite. J’ai dû tout laisser derrière moi, mes amis, ma réputation…vivre seule est difficile, mais je suppose que je ne vous apprends rien.
Le Chasseur ne répondit pas. Elsha n’en demandait pas plus. Elle recouvrit son œuf avec grand soin, le salua, puis retourna dans sa salle à manger. Owayn s’allongea en tirant légèrement sur sa couverture et essaya de calmer sa respiration chaotique, possédé par une douleur diffuse.

C’est un choc qui le tira de sa rêverie. Il rouvrit les yeux, à demi ensommeillé, et sentit une secousse traverser son lit. Il regarda autour de lui mais la maison était vide. Il se tourna alors vers l’œuf et vit clairement ce dernier trembler sous son drap.
— Nom de… !
Il repoussa la couette et essaya de s’asseoir tout en gardant sa jambe tendue. Il retint un cri et avança en se tenant au meuble. C’est à cet instant qu’il réalisa à quel point il était devenu vieux…cinquante ans et il se traînait comme s’il était aux portes de la mort. Il atteignit l’œuf juste au moment où celui-ci se fendit d’une nouvelle secousse et craignit pendant un instant que ce dernier ne se fende, mais rien ne subvint.
— Eh petit…
Il posa une main tremblante sur la coque et fut surpris de la sensation. Il avait cru qu’il serait froid et rugueux mais il sentait quelque chose. Comme un frisson qui lui parcourait les doigts. Il ne savait pas s’il s’agissait de ses battements de cœur ou s’il se faisait des idées, mais il décida de croire que le dragonnet avait conscience de sa présence.
— …je ne sais pas si tu peux m’entendre…ni même si tu me comprends mais…la femelle que tu as senti n’est pas ta mère. Cependant…elle est seule, comme toi. Elle a peur et elle a mal, même si elle refuse de le reconnaître…si toi tu l’as sentie arriver…est-ce que tu crois que tu peux l’aider ? Je ne sais rien des liens qui se créent entre les dragons mais je me doute qu’ils sont importants. Je ne suis qu’homme. J’ai fait tout ce que je pouvais mais…cela n’a pas suffi.
Un frisson lui perça la main et lui envahit tout le bras, si bien qu’il dut retirer ses doigts afin de ne pas réveiller la douleur qui lui traversait la jambe et les côtes. Il ignorait si le petit avait compris quoique ce soit à son monologue, mais il resta assis à ses côtés, appuyé contre les bras du lit. Il s’assoupit sans même s’en rendre compte, réchauffé par un œuf qui se trouvait être presque aussi grand que lui. Les battements de cœur qu’il ne pouvait entendre résonnaient en chœur avec les siens et le berçait tout doucement, comme un enfant.

4 –

« Gros tas gros tas, là là là là là ! »
« Arrêtez ! Je ne suis pas grosse ! »
« T’es grosse et t’es moche ! Ah ah ! La Montagne ne veut pas de toi eh la noiraude ! »
« J’ai pas choisi ma couleur ! Pourquoi vous faites ça ?! »
Des rires fusèrent dans tous les sens. Ils rebondirent, se répercutèrent contre les murs, si bien qu’elle n’entendait plus que ça. Kiera s’enfonça la tête entre les pattes, débordée par l’envie de hurler. Elle détestait cette grotte. Elle détestait devoir s’y cacher pour être tranquille, pour ne plus les entendre. Il n’avait ici qu’ils ne pouvaient l’atteindre. Ils n’aimaient pas venir sous terre, là où il faisait froid et où les poissons étaient translucides. Elle écoutait l’eau tomber au goutte à goutte le long d’une stalactite et n’avait qu’une envie : la détruire pour ne plus l’entendre goutter.
« Kiera ? Tu es là ? »
« Ne rentre pas ! Tu n’as pas le droit ! »
« Il ferait beau voir que je ne puisse pas rentrer ! Cesse donc de te cacher »
Une femme apparut à moins d’un mètre de ses griffes. Une femme aux longs cheveux noirs et au teint blanc, avec des yeux clairs couleur eau qui l’observait avec tristesse.
« Allons ma chérie, venir ici n’arrangera rien »
« Je ne leur ai rien fait ! »
« Non effectivement. Tu ne dois pas faire attention à leurs remarques. Ils sont juste bêtes et méchants. Sois plus intelligente qu’eux et ignore-les. Je sais que ce n’est pas facile… »
Kiera laissa la femme lui caresser ses écailles les plus sensibles, posées juste sous son œil.
« Nana… »
Sa mère sourit jusqu’à l’apparition d’une boule de feu. Kiera hurla quand la femme tomba au sol, le dos grièvement brûlé. Elle se redressa quand un dragon apparut. Un dragon à la robe rouge vive et au museau fin, typique de la race des dragons de feu.
« Salem ! »
« Je te l’ai dit Kiera. Si tu ne viens pas à moi, j’éradiquerai tous ceux de ta race ! »
« Je suis la seule dragon des glaces qui existe »
« De la Montagne sans doute. Mais pas du monde. Une fois roi, je me ferai un plaisir de restaurer les règles de pureté bannies par la reine actuelle ! Cela créera les bases propres de nos futures générations ! Des dragons forts et fiers de l’être, qui reprendront le contrôle des cieux et des terres infestées des races inférieures ! »
« Tu veux faire la guerre au monde des hommes ? »
« Des hommes, des centaures, des faes et de tous les métamorphoses qui se cachent dans les antres de notre mère la terre ! »
« D’où te vient cette folie des grandeurs ?! »
Le dragon siffla des naseaux. La jeune dragonne avait grandi et faisait maintenant face à lui. Son cou était plus fin que dans ses souvenirs, ainsi que ses pattes arrière, mais son poitrail et ses épaules étaient bien plus larges que celles du mâle qui redressait légèrement la tête en signe de défi.
« J’estime que nous nous sommes tus pendant bien trop longtemps. Nous sommes les seigneurs de cette planète ! Ton métissage et ta faiblesse d’esprit prouvent à quel point nous sommes devenus insignifiants aux yeux de la Montagne. Il est temps de lui redonner la puissance d’antan et j’estime être le seul à pouvoir la lui rendre »
« Tu estimes ? Tu n’es qu’un guerrier dragon parmi tant d’autres ! Ni plus fort ni plus faible que tous ceux qui nous ont accompagnés ! Tu as la folie des grandeurs simplement parce que la reine t’a regardé ! Un regard ne veut rien dire ! »
« Tout commence par un regard ! Un regard dont je veux être le seul à profiter ! Toi et les autres…je vous écraserai ! »
Kiera serra les crocs, sentant qu’il était prêt à se battre, quand une boule de feu minuscule jaillit et toucha le dragon à la patte. Enfin l’effleura serait plutôt le bon mot. Salem baissa les yeux et découvrit une petite chose qui respirait comme un bœuf, la gueule grande ouverte.
« Un dragonnet ?…tu as eu un petit ?! »
La femelle pencha la tête pour voir apparaître un bébé dragon à peine sorti de sa coquille. Couleur vert d’eau, il était costaud pour sa taille, les quatre pattes épaisses et bien posées sur le sol, la tête surmontée de deux crêtes reconnaissables entre toutes.
« Encore un sang-mêlé ! »
Terre et eau. Un métissage qu’ils avaient déjà croisé dans la nurserie de la Montagne.
« Au moins toi, tu seras facile à écraser »
Le petit ne recula pas pour autant. Salem ouvrit grand la gueule pour lui laisser le temps de bien voir la lave qui remontait du fond de son estomac. Un pic de glace jaillit et lui brisa un croc saillant. Le dragon poussa un cri de rage quand Kiera fit naître un nuage de neige autour d’elle. Il recula, aveuglé par cette brise glacée.
« Tu ne perds rien pour attendre ! »
Le dragonnet dépassa Kiera et courut comme il put pour rejoindre le dragon de feu qui disparaissait peu à peu, et s’étala de tout son long, encore malhabile sur ses quatre pattes. Il leva les yeux vers la femelle et poussa un couinement bien particulier. Il était particulièrement fier de lui. Sans doute ne se rendait-il pas compte qu’il avait failli mourir.
« Mais d’où viens-tu ? »
Il couina de nouveau en se secouant vigoureusement puis sautilla jusqu’à ses pattes où il se frotta en feulant. Kiera se posa sur le poitrail et le renifla prudemment. Il semblait bien réel pour une hallucination. Elle perçut l’odeur typique des œufs à peine éclos et sentit ses tremblements tandis qu’il tentait d’imiter sa pose en enroulant ses pattes contre son torse. Il poussa un nouveau couinement puis ferma les yeux après avoir pris soin de se poser contre son cœur. La femelle se laissa faire, quoique complètement perdue. A qui était ce bébé ? Comment était-il arrivé jusqu’ici ?

Dragon – Kiera Qahnaarin (7)

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Kiera ne fit aucun commentaire à son réveil. Elle mangea sans appétit, le regard vide. Owayn avait l’impression qu’elle fixait un point au-dessus de son épaule et qu’elle l’écoutait. Etait-ce la folie qui pointait le bout de son nez ? Elle s’en défendait mais il n’était pas dupe. Elle ne parlait plus pendant leur marche et se contentait de le suivre, pas après pas, la tête enfoncée entre les épaules. Elle ne sentait pas la pluie qui battait la mesure. Elle ne leva le nez que lorsqu’ils gagnèrent assez de hauteur pour que l’air se rafraichisse et transforme l’eau en neige. Owayn jura en serrant sa capuche. Il monta son écharpe afin de se protéger le nez et continua de grimper le chemin qu’il avait dessiné quelque part dans son esprit. Sortir la carte par le temps serait le meilleur moyen de la perdre, il devait donc suivre son instinct et continuer de monter toujours plus haut. Ils ne verraient l’étendue des Crocs qu’en les dépassant. Se retrouver à l’intérieur était un piège dans lequel de nombreux voyageurs étaient tombés sans jamais en revenir…
— Kiera regarde ! Nous y sommes presque !
La jeune femme leva les yeux et ne vit d’abord qu’un gros bonhomme emmitouflé dans son manteau couvert de neige, puis son regard transperça le rideau blanc pour deviner un immense pic qui pointait en direction du ciel. Il était si grand qu’il dépassait largement un dragon ! A son échelle, cela pouvait ressembler à l’un des enfants de la Montagne…
— Il y a six autres ! S’exclama-t-il à peine assez fort pour passer au-dessus du vent, les fameux Crocs ! Ils sortent directement du ventre de la terre !
— Et le vent s’engouffre entre eux, j’ai compris ! On ne peut pas les traverser !
— Je pensais que l’hiver serait assez avancé pour calmer les colères du ciel mais je me suis lourdement trompé !
— Nous allons devoir les contourner !
Owayn soupira, contrit. C’était une très mauvaise nouvelle mais Kiera força un sourire et le dépassa d’un pas qui se voulait volontaire. Il rehaussa son sac qui commençait à lui scier le dos et la suivit tandis qu’elle partait pour longer le Gouffre qui se dessinait non loin de là. Par temps clair, cet endroit devait être admirable, mais pour l’instant tout ce qu’ils voyaient, c’était du blanc. Du blanc qui tombait d’en haut, du blanc qui leur maculait les jambes jusqu’aux cuisses…du blanc qui commençait à leur couvrir le visage et geler leurs cils…Kiera sentait l’instabilité du manteau dans lequel ils avançaient. La glace s’immisçait entre chaque couche de neige et risquait de se briser n’importe quand. C’est alors qu’elle entendit un craquement qui ne sonna qu’à ses oreilles.
— Owayn, ne bougez… !
Elle n’eut pas le temps de finir que le Chasseur disparut brutalement, avalé par le sol. Une crevasse venait de s’ouvrir juste sous ses pieds.
— Owayn !
Kiera sauta dans le trou lorsqu’elle entendit ses hurlements et se laissa fouetter par un vent glacial. Elle comprit qu’ils tombaient droit dans le vide. Un vide si grand que le Chasseur ne supporterait jamais sa chute. Et elle non plus, du moins sous cette forme. Elle se concentra sur ses sens mais la douleur de ses bras la piqua furieusement. Elle courba l’échine quand sa tête heurta violemment le mur de glace. Son corps tourbillonna dans tous les sens tandis que les cris du Chasseur disparaissaient au milieu des vagues de fureur des Grands Vents. Il allait mourir. Et c’était de sa faute.
< Owayn ! >
Ses bras lui faisaient un mal de chien mais ce n’était rien à l’idée que l’imaginer se briser comme une vulgaire coquille contre les Crocs. Sa peau était déchiquetée par les éclats de glace et ses os tourmentaient par la force incroyable de ces vents. Elle devait trouver le moyen de ralentir sa chute.
< Neige…neige neige neige neige neige ! >
Elle se concentra sur ses mains pour former un immense bandeau de neige. Pas de glace. De neige. Elle devait faire en sorte de garder un équilibre fragile entre l’humidité de l’air et le froid des vents. C’était un exercice extrêmement difficile. Il lui avait fallu près d’un siècle pour y parvenir alors que le ciel était clément et le vent quasi-nul, alors en pleine tempête…
< Allez allez ALLEZ ! >
Elle parvint à créer un manteau autour de la silhouette du Chasseur mais un nouveau choc la dévia de sa trajectoire. Elle hurla de rage en sentant que quelque chose couler au-dessus de son œil gauche. Ils allaient mourir. Tous les deux. Tout ça parce qu’elle n’avait pas été fichue de prévoir la réaction de glace qui courrait sous ses pieds. La glace était son élément. SON élément !
Owayn se laissait porter, à la limite de l’inconscience. Il ne pouvait pas lutter contre ces forces extérieures qui le baladaient comme une vulgaire baudruche. Il avait mal partout. Sa tête le brûlait et ses oreilles étaient percées par le vent.
Soudain un hurlement plus fort le transperça. Un cri de bête rapidement suivi par une ombre. Une ombre qui parvint à cacher le soleil. Il fut arrêté en pleine course et la douleur devint insupportable. Il se sentit perdre connaissance mais pour une raison inconnue, il lutta avec ses dernières forces. Il sentit le vent, toujours lui, qui lui fouettait le visage…puis il y eut un nouveau choc et le froid de la neige sur sa peau. Il roula dans la poudreuse qui parait très molle sous son corps meurtri quand les tourbillons se turent. Le monde cessa de bouger et il s’endormit, épuisé.

Il ne sortit de ses esprits que lorsqu’il se sentit traîné. Quelqu’un avait saisi son sac et se servait de lui pour le faire glisser sur le dos sans toucher ses membres. Il papillonna des paupières et grimaça, ébloui par un soleil blanc. Le ciel était entièrement dégagé et la neige avait arrêté de tomber.
— Ki…Kiera…
Il chercha à freiner son avancé mais elle tira d’autant plus sur le sac, si bien qu’il crut entendre un craquement.
< …pas…m’arrêter… >
— Tu…tu es blessée ?!
Il serra les dents lorsqu’il sentit que sa jambe gauche ne bougeait plus en accord avec la droite. Le terrain changea brutalement et devint rocailleux. Il retint un gémissement de douleur quand les secousses se répercutèrent dans ses côtes. Elles étaient au mieux fêlées, au pire cassées.
— Kiera…
< Chuuuttttt… >
— Tu…tu entends quelque chose ?
Se faire traîner ainsi était très désagréable mais les points noirs devant les yeux lui disaient qu’il était trops affaibli.
< Cri…magie…appel…>
— Un appel ? De qui ?
Elle ne répondit pas. Il entendit simplement le roulement des cailloux sous son corps et tenta de ne pas perde connaissance à cause de la douleur. En vain. Il reprenait parfois ses esprits pour voir défiler des arbres ou pour sentir quelques flocons, pour écouter le chant des oiseaux ou les grognements étranges de Kiera, mais il s’évanouit tant de fois qu’il perdit le compte…jusqu’à ce qu’une étrange chaleur l’envahit. Il avait cessé de bouger. Il était couché. Dans un lit. Un lit sans puce avec un matelas confortable et une couverture épaisse alors qu’un feu de cheminée brûlait non loin.

Il dut attendre que sa vue se fasse à ce nouvel environnement pour détailler l’intérieur d’une maison. Le lit donnait directement sur ce qui ressemblait à une salle à manger avec une grande table de bois qui était couverte d’ustensiles, des chaises, un vieux fauteuil qui ressemblait à celui qu’il avait laissé dans sa cabane, beaucoup de choses suspendues au plafond, des herbes pour la plupart, quelques fourrures fraichement nettoyées, ce qui devait expliquer cette odeur de chien mouillée qu’il percevait par intermittence…
Du mouvement subvint. Il ferma aussitôt les yeux et attendit.
— Pas la peine de faire semblant. Vous ronfliez beaucoup quand vous dormiez.
Il fronça les sourcils en percevant la voix d’une jeune fille. Une adolescente apparut dans son champ de vision. Une jolie rousse au visage couvert de tâches et qui portait un long tablier de cuir au-dessus d’une robe usée et de bottes hautes. Elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans.
— …où suis-je ?
— Dans un endroit sûr. C’était pas gagné, vu l’état dans lequel on vous a récupéré ! Faut être fou pour traverser les Crocs en cette saison ! Vous avez vraiment failli y rester ! Sans vot’ copine, vous étiez raide !
— Ma copine ?
Il se redressa quand il comprit qu’elle parlait de Kiera mais retomba aussitôt contre l’oreiller, le torse traversé de douleur.
— Et beh, vous êtes encore tonique pour votre âge ! On dirait ma grand-mère !
— Ma copine, où est-elle ?
— Dans la grange. Faut dire qu’elle est un peu trop grande pour la maison, voyez ? Elle dort. Ça fait six jours que vous pioncez tous les deux. Ça crève de frôler la mort !
Il tenta de se redresser comme il put et réalisa qu’on lui avait attaché la jambe et placée dans une attelle faite de deux petites planches. Il avait également le front bandé et le torse pris dans un étau bien serré.
— Pardonne-moi mais…qui es-tu ?
— Elsha la Jeune ! Vous êtes ici chez ma grand-mère.
La jeune fille eut un large sourire au regard éberlué du Chasseur.
— Vous la cherchiez hein ? Vot’ copine nous a prévenu avant de s’endormir. Malheureusement, on dirait que vous êtes venus pour rien.
— Quoi ?!
L’adolescente soupira et vint à son chevet pour le libérer du pansement qui couvrait son arcade sourcilière. Il grimaça pour la forme.
— Ta grand-mère ne peut pas la libérer ?
— La magie draconique est la plus puissante de ce monde. Seul un dragon peut briser ces chaînes.
— Mais elle ne mérite pas cet emprisonnement !
— Ah ça, ça change rien. Des chaînes, c’est des chaînes. Restez calme, vous n’êtes pas en forme pour vous lever.
Il serra les dents, agacé d’être ainsi repris par une gamine, et s’enfonça dans ses draps, profondément angoissé. Il ignorait comment Kiera avait pu le traîner jusqu’ici, il ignorait dans quel état elle se trouvait et apprenait maintenant qu’ils avaient fait tout ce périple pour rien ?! Il hurlerait s’il n’était pas aussi fatigué.
— Faut dormir. Vous irez mieux demain.
— Non je…
L’adolescente lui donna une petite tape sur le front qui eut pour effet immédiat de le plonger dans un profond sommeil. Elle sourit, satisfaite de son petit tour et lui monta la couverture jusqu’au menton avant de souffler sur la bougie voisine et quitter la pièce en vérifiant de bien fermer derrière elle. Elle traversa rapidement un petit lopin de terre, la tête baissée pour supporter la pluie qui rebondissait sur l’herbe trempée, et poussa la lourde porte de la grange. Un souffle retentissait par intermittence alors qu’une femme tricotait non loin d’un brasero.

— Le voyageur s’est réveillé. Il est en meilleur forme que je ne le pensais.
— Ah tu vois ? Je t’ai dit que c’était une vieille carne comme moi !
L’adolescente tira un tabouret et soupira en se laissant tomber dessus. Les flammes du brasero projetaient des ombres sur la silhouette qui soufflait au fond de la pièce. Une ombre aux écailles noires sur laquelle rebondissait la lumière. La vieille dame tira un fil de sa pelote et continua son travail comme si ne rien était.
— Je lui ai dit que tu ne pouvais pas la libérer de ses chaines. Il l’a mal pris.
— Evidemment. On ne traverse pas la moitié d’un Continent pour me voir et t’entendre dire qu’ils ont fait tout ça pour rien.
— …tu crois qu’elle va survivre ?
— Aucune idée. Les dragons sont imprévisibles. Le fait qu’elle ait sauvé cet homme est déjà extraordinaire à mes yeux…
La jeune fille sourit quand sa grand-mère tira de nouveau sur sa pelote. Elle s’en saisit et la posa à ses côtés. Elsha la Vieille sourit à son tour. Des yeux précédemment cités, il ne restait rien, si ce n’est trois fils noirs cousus de part et autre de ses orbites. Des fils qui clôturaient à jamais ses paupières dans un sinistre jeu de mime.
— J’imaginais les dragons plus grands, fit remarquer sa petite-fille en penchant la tête, celle-là est à peine plus grosse qu’un centaure !
— C’est que tu ne l’as pas bien observée. Ce que tu vois là n’est pas sa forme originelle. Bien trop humanoïde. Non, elle est coincée dans cette enveloppe qui lui sert de prison. C’est une véritable torture pour une femelle de sa taille.
— Comment connais-tu sa taille puisqu’elle n’a pas la bonne forme ?
— Je vois son âme ma chérie. Une âme immense. Très brillante quoique mourante. C’est une femelle qui s’est contenue très longtemps. C’est rare. En règle générale, les dragons aiment bien faire démonstration de leur force. C’est dans leur nature.
Un mouvement leur fit toutes deux dressées la tête. Kiera changea un bras de place et posa sa tête dessus. Elle n’avait plus rien d’humain à ce stade figé de sa transformation. Son corps n’était plus qu’une carapace noire aux milles écailles, son visage était avancé et tranché sur les côtés, ses cheveux avaient disparu pour laisser la place à une double crête, une queue fine découlait de ses reins et s’enroulait autour de ses jambes arqués aux genoux tranchants…elle dormait dans un souffle rauque, sa poitrine montant et s’affaissant au rythme de sa respiration encombrée.
— Nous ferions mieux de la laisser tranquille. La tempête ne devrait pas souffler trop fort. Vu son état de fatigue, même un ouragan ne la réveillerait pas.
La jeune Elsha se leva et se saisit du tricot de sa grand-mère pour lui libérer les mains. Elle étouffa le brasero puis la rejoignit alors qu’elle trottait déjà vers la sortie. Bien qu’aveugle, la vieille femme semblait parfois voir le monde sous un autre jour, bien plus éclairé qu’un soleil d’été. L’adolescente n’avait jamais cherché à comprendre ce phénomène. Elle lui faisait confiance, c’est tout. La magie ne demandait pas d’explication, surtout lorsqu’elle rendait des yeux à quelqu’un qui les avaient perdus injustement dans sa quête de liberté.

Watch Dogs

Petite interlude entre deux publications des aventures de Kiera pour vous parler d’un jeu. Ça fait très longtemps que je n’ai pas posté une critique, mais je ne pouvais résister à l’envie de vous parler de lui.

Il s’agit là de la première présentation du jeu à l’E3 (pour les néophytes, disons qu’il s’agit du plus gros salon du jeu vidéo du monde qui se tient chaque année à Los Angeles, et qui génère d’énormes attentes autour des futures sorties, permettant aux géants de se démarquer face à leurs concurrents. Sachez par exemple, que le jeu vidéo génère de nos jours plus d’argent que le cinéma pour un coût moindre qu’un bon blockbuster de l’été. L’année dernière, tout le monde attendait les conférences de presse sur la Playstation 4 et la X-box One, et depuis des millions de consoles se sont vendues à travers le monde) Evidemment, une telle qualité graphique avec un scénario intéressant a tout de suite provoqué l’euphorie autour du nouveau bébé d’Ubisoft (les papas de la saga Prince of Persia et Assassin’s Creed). Les ayant tous fait, j’étais moi-même parmi les impatient(e)s, puis le temps passa, et je suis passée à autre chose. C’était sans compter sur l’équipe de communication d’Ubisoft qui a voulu faire très fort pour vendre des millions de petits Watch Dogs.

En effet, la boite Montréalaise a déboursé pas moins de 45 millions de dollars pour faire parler de leur dernière né à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. Autrement dit, à moins de vivre dans le trou du cul du monde ou au fond d’une grotte en Alaska, vous avez forcément vu les pubs, que ce soit à la télé, au ciné, dans le métro ou les journaux. Ils ont également matraqué les sites de jeux pour que ceux-ci produisent des articles quasiment quotidiens, si bien qu’en quelques semaines, vous aviez l’impression d’être littéralement cernés par ce fameux Watch Dogs. Sans doute était-ce l’effet recherché mais personnellement, cela m’a écœurée et j’ai très vite cessé de regarder quoique ce soit le concernant. Cela a cependant continué son effet en excitant les convoitises des joueurs, certains s’attendant au Graal, d’autres se montrant déjà très agressifs quant à sa qualité définitive, et ce, sans y avoir touché.

J’ai donc laissé passer sa sortie et j’ai attendu. Déjà financièrement, je ne pouvais me le permettre sur console, et je n’étais plus certaine de vouloir y jouer. Mais une semaine plus tard, terrassée d’ennui car sans boulot et sans inspiration, j’ai cédé et je me le suis pris sur PC. Je savais que ma vieille bécane ne pourrait pas le faire tourner à plein régime, mais je voulais me changer les idées avant tout, et j’ai lancé une partie.

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L’histoire est simple : vous êtes Aidan Pearce (le gars planté au milieu de l’affiche) un hacker accroc à son smartphone grâce à qui il peut tout faire. Après avoir tenté de braquer les comptes d’un hôtel, il est poursuivi par des inconnus qui provoquent un accident de voiture dans lequel décède sa nièce de six ans, Lena. (Rassurez-vous braves gens, je ne vous spoile rien à ce niveau de mon explication. Les vidéos présentées bien en amont le font bien davantage) Vous imaginez bien qu’après ça, Pearce va chercher à savoir qui a provoqué le décès de sa nièce adorée, et pour cela, il sera prêt à tout, armé de son fidèle smartphone.

Après des débuts alléchants, force est de constater qu’Ubisoft a quelque peu « gonflé » les qualités de son jeu, et les premières critiques de joueurs se font soit dithyrambiques, le présentant comme une véritable oeuvre d’art, soit très pessimistes, criant au scandale et au foutage de gueule. Me gardant bien de me mêler à la foule, j’ai essayé de jouer à ma manière, en découvrant l’univers de ce Chicago légèrement futuriste au fur et à mesure de mon avancée, comme à mon habitude.

Graphiquement tout d’abord. Si vous avez remarqué la petite vidéo mise au début de cet article, vous avez pu admirer la qualité très propre des graphismes, cherchant au plus proche de la réalité, avec des effets de lumière et de textures très impressionnants.
Premier couac à la sortie du jeu. Certes, mon PC n’a pas les qualités pour le faire tourner à ce niveau mais même les joueurs dotés d’une bécane de compétition se plaignent de la basse remarquable de ces mêmes graphismes. Un scandale est né il y a quelques jours quand un petit malin a découvert que des options graphiques avaient été volontairement décochées par Ubisoft, rendant le jeu nettement moins « beau ». De là à croire que c’est fait exprès, certains ne se sont pas gênés pour sauter le pas. Ubisoft s’est depuis fendu d’un communiqué bateau qui n’a rassuré personne et n’a pas non plus apaisé la méfiance déployée depuis la sortie du jeu.

Personnellement comme dit plus haut, mon PC est trop vieux pour espérer en tirer le meilleur parti. (Ma tour a quatre ans et ma carte graphique deux. Informatiquement, c’est comme les chats. Il faut multiplier par sept) Mais je n’ai acheté un jeu seulement parce que l’on m’a vanté sa beauté. Ce qui m’intéresse en tout premier lieu, c’est la qualité du scénario, le contexte et les personnages. J’ai vécu des années avec des PC trop vieux pour faire tourner des jeux à fond et à force, on s’y fait. D’accord, Pearce a parfois une drôle de tête et les textures ne sont toujours très belles, mais à part quelques ralentissements sur l’ouverture d’une grosse carte, je n’ai pas eu à me plaindre. Cela ne m’a en rien empêché de jouer.

(Malheureusement, la beauté graphique d’un jeu est devenu un point très important, voir primordiale pour certains joueurs. Alors qu’on nous présente aujourd’hui des consoles nouvelles générations qui nous promettent une véritable révolution, beaucoup oublient qu’un beau jeu ne fait pas tout. Quelques uns sont sortis depuis et ont bluffé les gens sur leurs qualités graphiques mais en ont déçu tout autant par le vide sidérale qui occupait ses tripes. J’imagine qu’il s’agit surtout de ceux qui n’ont jamais connu la Super Nes ou la Mégadrive, quand on jouait avec des personnages faits de pixels, avec des couleurs criardes et des doublages à saigner des oreilles. C’est comme regarder un film bourré d’effets spéciaux, appuyé par la 3D, et se rendre compte finalement que le scénario tient sur une ligne. C’est la même chose ici, et cela me désole)

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Au niveau de l’histoire et des personnages : puisqu’il s’agit du point le plus important à mes yeux, je ne peux que vous avouer ma déception. Alors que le Chicago présenté promet de très belles choses, que le hackage des données des passants se révèle amusant et légèrement intriguant, l’intrigue principale et le héros en lui-même ne sont que deux grosses coquilles vides. Aidan Pearce a le charisme d’une huître. Ubisoft aime créer des personnages (Masculins. Toujours masculins) qu’ils veulent ténébreux, mystérieux, beau gosse, intelligent, stratège et bagarreur, et ils se sont essayés à tous les styles. Le héros discret qui parle peu, ils l’ont déjà testé sur Connor Kenway, le héros d’Assassin Creed III, et ils s’étaient déjà attirés les foudres de quelques joueurs qui avaient beaucoup de mal à s’identifier au personnage. (Personnellement, Connor s’est avéré touchant car débordant d’idéaux naïfs et d’une volonté sans faille, tel un enfant obligé de grandir trop vite, ce qu’il était d’ailleurs. Après des débuts un peu hésitants, j’ai fini par apprécier sa manière de penser, toujours prêt à s’ouvrir aux autres) Mais ici Pearce est une véritable tête à claque. De plus, sa voix française n’arrange rien à l’affaire. Prendre celle de l’acteur principal de Person in Interest n’est pas un hasard évidemment (la série et le jeu parlant tous les deux du même sujet) mais le ton monocorde utilisé ici est assommant. J’ai eu l’impression d’écouter un magnétophone.

L’histoire tient en un mot : vengeance. Pearce veut se venger et il poursuivra tous ceux qui pourront l’amener aux responsables de l’accident, quitte à détruire toute la ville s’il le faut. Nous irons donc de mission en mission, sur un principe toujours identique pour récupérer les informations qui nous permettront d’avancer au niveau suivant. Vous tuez quelques méchants, vous crackez le code d’un ordinateur ou d’une caméra et vous recommencez. Toujours en appuyant sur une seule touche. (Je ne sais pas où il a trouvé ce smartphone mais sérieux je veux le même !) Vous apprendrez alors que vous êtes entouré de pourris et que vous ne pourrez avancer seul, vos qualités de hackers étant tout de même assez limitées. Vous partirez donc à la recherche de camarades appréciant monter et démonter leur tour depuis l’enfance, et d’un simple accident, vous vous retrouverez coincé dans une énorme affaire. Mais rien n’arrête Pearce ! Bien sûr, de petits génies tenteront de vous embrouiller mais après ils feront rapidement moins les malins avec une balle entre les deux yeux.

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Voici quelques têtes que vous viendrez à croiser. Je dis bien croiser, parce que ce n’est pas comme si vous aviez le temps de tailler une bavette.

Les personnages croisés, amis ou ennemis, ne sont jamais développés. Et pour le peu qu’ils se révèlent intéressants (à travers quelques audios enregistrés par exemple), ils n’auront rien d’autre à vous offrir une fois face à face. Quant aux autres…vous n’en saurez rien. A part un tout dernier twist à la fin, il n’y a absolument aucune surprise dans le déroulement de l’histoire. On voit les changements et les ennuis arriver bien à l’avance, et même quand on pense être enfin voir le bout du tunnel, et bien non, on nous en rajoute, question que la mission ne se termine pas trop facilement, quitte à vous mettre toute la ville et toute la police sur le dos dans une soudaine difficulté multipliée par trois.

Car en soit, le jeu est simple. Vous ne brûlerez jamais quelques neurones en cherchant la solution des enquêtes que vous pouvez faire en dehors de l’intrigue principale, car il suffit de trouver le point à pirater et à appuyer sur la touche magique. A contrario, ils peuvent vous demander des trucs de fou simplement pour débloquer un QR ou pour arrêter un gars, massacrer vingt types avant lui parce qu’ils font parties d’un gang rival !

La conduite des véhicules (élément important s’il en est) est hasardeuse et au mépris de toute physique. (Je suis une littéraire hein, mais là, ça pique les yeux, même pour moi) Lancez-vous dans une course poursuite sur une savonnette alors que celui que vous voulez attraper maîtrise très bien sa voiture, et cela vous donnera une idée à peu près précise du calvaire. Certes, on finit par contrôler plus ou moins le phénomène, mais il suffira alors d’aller un peu trop vite pour finir dans le mur et écraser un pauvre piéton qui passait par là.

Une fois le jeu fini, j’ai eu l’impression de revoir le premier Assassin Creed, qui promettait un magnifique univers, avec beaucoup de choses présentées pour finalement peu de détails réellement exploités. C’est visiblement l’optique d’Ubisoft (Assassin Creed II restant à ce jour, le meilleur jeu de toute la saga) qui s’est permis d’effleurer à peine quelques aspects, comme Blume, l’entreprise créatrice du ctOS (le logiciel que vous ne cessez de hacker) et le DetSec, les Anonymous du jeu, qui à part parler à travers quelques pubs et un message de fin, ne se montre jamais pendant le jeu, alors qu’il s’agit tout de même de ceux qui prônent la liberté face à un logiciel qui vous bouffe toute votre vie privée !

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Vendu comme le nouveau Graal du jeu vidéo, vendu pour faire fonctionner les nouvelles consoles next-gen, Watch dogs est, à mes yeux, un gros pétard mouillé. Certes, malgré tous ses défauts, cela reste un bon jeu. La carte de Chicago est grande, il y a beaucoup de choses à y faire, des enquêtes, des crimes à arrêter, des courses en ligne, des jeux en réalité augmentée…énormément de petits détails mais qui se trouvent rapidement être très, très répétitifs, si bien que vous finirez par laisser tomber et vous concentrer sur la mission principale, qui elle-même, présente toujours plus ou moins les mêmes aspects.

On peut donc y jouer pour passer un bon moment, se glisser dans la peau d’un hacker revanchard, prendre son pieds en roulant à toute allure à travers la ville, mettre le masque d’un justicier (dont tout le monde connaît l’identité) mais vous resterez très loin de la claque promise par tout le matraque vidéo et journalistique.

Le gameplay est simple, les phases de tir aussi (bien qu’Aidan soit très fragile, comme un vrai homme, deux balles et bam, tu recommences. Par contre, armé d’un lance grenade, plus personne ne peut t’arrêter) mais l’univers n’est pas fouillé à sa juste valeur. De même, le manque de charisme du personnage principal fait que son affaire nous intéresse plus ou moins. Personnellement, j’ai fouillé toute la carte après avoir fini le premier acte, pour vous dire combien l’intrigue principale m’intéressait…et j’ai trouvé les actes beaucoup trop longs, surtout pour voir Pearce s’enfoncer toujours plus loin dans les ennuis sans penser une seconde  à la conséquence de ses actes. (Ou si. A la fin)

Je le conseillerai donc pour ceux qui peuvent attendre une baisse de prix et qui n’en espèrent pas plus qu’une bonne partie, si loin de notre réalité, pour jouer avec les limites de la loi. Watch Dogs est un jeu sympathique mais très éloigné de ce qui était promis, avec une histoire trop simple et des personnages pas assez fouillés. Reste les nombreuses activités présentes qui vous occuperont un bon moment, surtout si vous voulez le finir à 100%.

Dragon – Kiera Qahnaarin (6)

(Un plus gros morceau cette fois. Bonne lecture ^^)

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— Même si tu ne sens pas le froid, tu dois te protéger. Je t’ai acheté un ensemble complet. En dessous de cette fourrure, tu devras te couvrir. Des bandages épais autour des pieds et des mains et plusieurs couches sur le torse et les jambes. Nous allons affronter des tempêtes !
— Je ne crains pas la neige Owayn.
— Mais ton corps craint les engelures. Nous ne porterons que le strict nécessaire à notre survie afin de rester légers. Nous trouverons de quoi nous nourrir en chemin, même si j’ai acheté pas mal de viande séchée. En marchant à bonne allure, nous devrions gagner les Crocs d’ici un bon mois. L’hiver aura bien avancé, ce qui nous laisse une petite chance de les traverser sans devoir nécessaire les contourner. Cela nous ferait gagner deux bonnes semaines.
— Vous êtes sûr de pouvoir tenir la distance ?
— Cela veut dire quoi ça ? Que je suis trop vieux ?
Elle se retint de répondre. Elle ne connaissait pas assez les humains pour repérer leurs limites mais elle avait des yeux pour voir et Owayn n’était plus un jeunot. Malgré tout, ils décidèrent de partir dès le lendemain matin, aux premières heures de l’aurore.
« Tu penses vraiment avoir le droit de revenir à la Montagne ? Elle t’a rejetée Kiera ! Comme je l’avais prédit ! »
Elle se coucha en se cachant la tête sous la couverture. Elle ne voulait pas laisser les hallucinations prendre le dessus.

3 –

— Allez hop ! En route !
Le nouveau jour fut propice au départ. Le ciel était bleu et dégagé, la nuit avait été bien froide, la neige était craquante et plus facile à traverser. Kiera enfila sa capuche afin de dissimuler ses oreilles et aussi un peu ses yeux. Elle sentait qu’ils changeaient de forme. Elle sentait ses iris devenir tranchants car sa vue changeait. Elle voyait le cœur de son guide battre dans sa poitrine…elle voyait l’afflux de sang que cela provoquait dans ses veines, elle voyait son squelette se mouvoir à chaque pas…elle entendait son souffle comme un simple sifflement agaçant à ses oreilles. Elle le voyait comme une proie. Elle voyait tous les points faibles de sa structure interne, elle voyait où frapper pour le tuer…
— Tout va bien ?
Elle tressaillit et tira un peu plus sur sa capuche. Owayn préféra ne pas poser de question. Il se doutait qu’elle luttait contre ses démons et il était bien placé pour savoir à quel point cela pouvait être difficile.
Ils dépassèrent le village sur les hauteurs et le regardèrent se réveiller lentement, assoupi après une longue nuit bien froide. Ils marchèrent à un rythme soutenu, galvanisés par l’idée même de ce voyage. Owayn se sentait étonnement en forme. Il s’était encroûté dans cette cabane, il le sentait à chaque craquement d’articulation, à chaque tiraillement dans le bas du dos, mais il faisait en sorte de ne pas le sentir. S’il commençait maintenant, il ne parviendrait jamais jusqu’au bout du périple.
Kiera, elle, sentit la fatigue poindre le bout de son nez au bout du quatrième jour. Cela la surprit tellement qu’elle eut beaucoup de mal à avancer sur ce sentier de terre boueuse, comme si brusquement ses jambes ne pouvaient plus la porter. Owayn lui tendit quelques tranches de viande séchée pour l’aider à reprendre des forces, mais ce fut le soir autour du feu qu’elle se sentit vraiment défaillir.
— Ton corps montre ses limites, lui dit-elle alors qu’elle était allongée dans son sac de couchage, je comprends qu’en tant que dragon, tu n’aies aucun mal à avancer, mais en tant qu’humaine, tu dois apprendre à te ménager comme je le fais. Et pas seulement à cause de mon âge.
— …vous êtes si fragiles…
— Ah ah oui ! Mais l’avantage, c’est que l’on ne s’en rend pas compte. A moins de tomber malade ou d’être grièvement blessé…l’humain est doué pour s’adapter. C’est même sa principale qualité. Si l’on parle du côté primitif. Tu vois ce que je veux dire ?
Elle acquiesça sans répondre. Il souffla sur la casserole qui toquait régulièrement contre sa jambe lorsqu’il marchait et vérifia la teneur de l’eau. Il y plongea les deux lapins attrapés il y a quelques minutes à peine et laissa la viande cuire à feu doux. Kiera sourit malgré l’anémie qui lui vrillait les tempes : un simple lapin ne suffirait bientôt plus. Le souci était qu’elle avait faim mais que son estomac n’était pas fait pour contenir tout ce dont elle avait envie.
— Tu te souviens ce que t’a dit la fleuriste ? Tu dois un peu oublier qui tu es pour le moment.
— …ça parait si simple…
— Oui c’est aussi facile à dire. Surtout que tu es dans ton élément.
Il prépara leurs gamelles avec attention et la lui laissa le temps de se redresser contre un tronc pour lui donner sa viande avec un peu de son bouillon favori. Elle n’osa pas lui dire qu’elle ne savait pas comment elle serait sans neige autour d’elle à un moment aussi difficile de sa vie.
Le Chasseur ramassa les gamelles, les lava avec un peu de neige puis les attacha à son sac avant de vérifier si elle dormait bien. En touchant son front, il sentit quelque chose de rugueux et réalisa que des écailles étaient apparues sous ses doigts. Il les essuya sur ses cuisses puis partit s’enrouler dans sa couverture. Il savait qu’il était à l’aube de l’expérience de sa vie. Accompagner un dragon jusqu’au-delà des Crocs n’était pas quelque chose qu’il pourrait refaire. Il n’était même pas sûr de pouvoir rentrer.

Les jours suivants se déroulèrent un peu mieux. Kiera cerna peu à peu quels étaient les limites de sa prison et la sensation d’étouffement se fit d’autant plus présente. Owayn lui changeait les idées en discutant à tue-tête, de tout de rien, du beau temps, de la région…c’est ainsi qu’elle apprit qu’ils traversaient l’ancien champ de bataille de la Guerre des Clans qui avait vu la victoire des Limpides, la famille du roi actuel auquel toute cette partie du Continent était voué. La jeune femme se découvrit un certain intérêt pour l’histoire humaine et demanda à ce qu’ils fassent un détour par le Piédestal. Le Chasseur la conduisit à travers l’immense plaine couverte d’une couche craquante dans laquelle ils s’enfoncèrent jusqu’aux genoux, et s’arrêta devant l’immense statue du Roi Albert III. Un homme imposant à la barbe et la chevelure longue avec une couronne pour le moins ostentatoire posée sur le front.
— Quelle est son histoire ?
— Sa légende plutôt. C’est l’arrière-grand-père du roi Albuin II actuel, c’est lui qui a unifié les peuples du nord pour faire face à l’invasion des Iles de l’empereur Mân. Après sa victoire sur cette plaine, il a unifié l’économie, la culture, il a fait reconstruire les routes détruites par les batailles incessantes…il a imposé une charte des lois pour une Justice plus…juste.
— Les chefs de clan se sont laissés faire ?
— Bien sûr que non. Certains se sont ralliés à lui avec la guerre et sont restés ses alliés après la victoire, mais d’autres espéraient retrouver leurs pénates comme si rien n’avait changé. Ils voulaient retrouver leurs esclaves, leurs femmes et surtout leur pouvoir. Albert a dû faire face à une sorte d’insurrection et il est parvenu à faire quelques compromis…
— Mais ?
Owayn sourit à la perspicacité de son amie.
— Mais il n’est pas parvenu à ne se faire que des amis. Il a été assassiné par l’un des fils de chef qui lui avait prêté allégeance. Son fils Albuin Ier a durement condamné l’assassin puis a resserré les rangs sur les clans. Au bout de trente ans, ils étaient tous absorbés. Bien sûr, cela ne s’est pas passé sans heurt. J’ai participé aux dernières fiertés d’Ustor, un chef particulièrement puissant qui a toujours fait front face au pouvoir en place…et nous avons perdu. Mais cela n’a pas été sans douleur.
— Comme toutes les guerres…
— Malheureusement oui. En tout cas est-il qu’aujourd’hui, nous sommes en paix et que nous rivalisons avec les autres pays. Le commerce maritime marche bien par exemple.
— J’ignorais que vous vouliez devenir marin.
Owayn roula des yeux en contournant la statue. Kiera lut l’épitaphe puis accéléra le pas pour le rejoindre. Ils traversèrent la grande plaine puis gagnèrent un hameau où ils prirent deux chambres dans l’auberge du coin. Le Chasseur aurait préféré continuer d’éviter la civilisation mais lui-même commençait à fatiguer.
Dormir dans un vrai lit lui fit beaucoup de bien. Il aimait la nature plus que tout mais parfois, le confort ne pouvait pas faire de mal. S’il faisait abstraction des puces et des punaises…

En pleine nuit, un bruit le réveilla. Semblable à un grognement, il se crut d’abord de retour dans la forêt, avec un ours prêt à lui bondir dessus, mais il sortit de ce cauchemar lorsque son cerveau réalisa que le grognement n’était pas celui d’un ursidé. C’était plus profond et surtout, ça résonnait à l’intérieur de son crâne. Il jaillit de son nid à puces et s’en alla frapper à la porte voisine.
— Kiera ? C’est moi ! Tout va bien ?
< …ce n’est rien…juste un cauchemar >
— Tu veux que je t’apporte quelque chose ?
< Non. Retourne te coucher je…ça ira mieux demain >
Il serra les dents en percevant ce sifflement qui faisait presque trembler les murs. Ou alors c’était son imagination…
— Très bien…je suis à côté si tu as besoin…
< Je sais. Merci >
Il hésita un instant puis retourna dans sa chambre. Il resta collé contre le mur mitoyen et écouta sa respiration encombrée. Kiera resta allongée par terre, les yeux rivés sur le plafond de cette chambre à l’hygiène douteuse. Elle regarda passer un gros cafard juste à côté de son visage et s’amusa à souffler dessus. L’insecte termina congelé. Elle ne voulait pas qu’Owayn la voit ainsi. Entièrement couverte de ses écailles, avec le visage difforme et les mains crochues en train de céder à la pression énorme qu’elle ressentait du plus profond de son âme. Le grognement entendu était sa respiration. Ses poumons étaient compressés par la carapace qui lui avait recouvert la poitrine.
Elle poussa sur ses bras et se força à retourner sur le lit. Ce dernier grinça furieusement. Le bois était vieux et n’avait pas l’habitude de porter une telle masse. Elle ferma les yeux et tenta de se concentrer sur sa forme humaine. Elle devait redevenir présentable si elle voulait continuer à avancer…

Le lendemain, elle fut soulagée de voir qu’elle y était parvenue. Elle rejoignit Owayn dans la salle principale de l’auberge avec son sac et son manteau plié sur le bras. Le Chasseur poussa du lait chaud et de la brioche devant elle et l’encouragea à manger tandis qu’il commençait la journée avec une bonne bière et des restes de foie de veau cuit la veille. Kiera n’aimait pas l’alcool humain mais le foie de veau lui faisait très envie.
« Tu as faim ? Evidemment que oui. Tu es un dragon. Un énorme dragon ! »
Elle évita Salem du regard quand celui-ci apparut à côté de son ami.
« Tu lui as dit que tu pourrais le manger tout cru si tu le voulais ? Que tu pourrais le gober comme un simple goujon ? »
Elle se concentra sur sa brioche en occultant son odorat pour ne plus sentir le foie de veau, mais l’hallucination était toujours présente, tenace.
« Nous mangions les humains à une époque, tu te souviens ? »
— C’était il y a plus de mille ans…
— Pardon ?
— Rien je…je pensais tout haut.
Owayn termina son assiette en la nettoyant d’un grand morceau de pain.
— Il y a quelqu’un d’autre à côté de moi ? demanda-t-il sans lever les yeux.
— Juste…le fruit de mon imagination.
Il mâchonna son pain avec intérêt.
— Nous devrions atteindre les douanes dans l’après-midi. Nous allons devoir les contourner si nous voulons éviter les questions.
— Je devrais peut-être continuer seul…c’est pour votre sécurité !
Il se leva en jetant sa serviette à côté de ses couverts sales.
— Fini ton lait. Je t’attends dehors.
— Mais… !
Elle voulut le rattraper mais cela n’aurait fait qu’attirer l’attention sur eux. Elle laissa ses cheveux tomber au-dessus de ses oreilles et enfila son manteau avant de terminer sa chope et se saisir de son sac. C’est en se redressant qu’elle perçut quelque chose : une mauvaise onde. Un pressentiment qui voulait la forcer à se retourner pour voir qui provoquait ce genre d’impression mais auquel elle résista tant bien que mal. Lorsqu’elle retrouva Owayn, ce dernier la poussa à la suivre jusqu’au boucher le plus proche où il acheta quelques belles pièces, ainsi que des lamelles de viande séchée. Kiera en mangea quelques-unes pour calmer cette faim qui ne cessait de faire gronder son estomac tandis qu’ils remontaient la rue principale, de nouveau harnachés de leurs sacs.
Ils passèrent au-dessus de la rivière voisine qui s’écoulait sous une arche de neige glacée qui fascina la jeune femme. C’est en observant l’eau qui passait en-dessous qu’elle sentit de nouveau ce pressentiment.
Owayn eut le souffle coupé quand elle l’enlaça pour le jeter droit au sol. Elle rebondit, se retourna et montra les dents. Le chasseur se débattit avec son sac quand trois hommes apparurent.
— Et bien quels réflexes ! Encore un peu et je le touchais en pleine tête !
Owayn vit la flèche échouée non loin de lui et déglutit. Ces bandits les avaient sans doute remarqués à leur arrivée en ville. Il avait manqué de vigilance. Il fut un temps où il repérait ce genre de gredin un kilomètre à la ronde.
— Laissez-vous faire et tout ira bien, ricana un des hommes à l’œil gauche couvert d’un bandeau, je parle surtout à la fille.
— On n’est pas contre un petit bonus, répliqua le nain qui se trouvait à sa droite.
Le chasseur n’eut pas besoin de voir le visage de son amie pour savoir que ses pupilles étaient devenues aussi tranchants qu’une lame.
— Vous faites erreur sur la personne, dit-il prudemment en levant les mains, nous ne sommes que d’humbles voyageurs !
— Des voyageurs avec de la viande fraiche et assez de pièces pour faire tinter les cloches ! Balance-tout le vieux ! Et peut-être que nous vous laisserons en vie !
— Désolé mais cela ne va pas être possible. Nous en avons besoin.
— Très bien. Dans ce cas, nous les prendrons sur vos cadavres.
Le borgne prépara son arc. Deux flèches jaillirent mais elles gelèrent en plein vol pour s’effondrer dans la neige. Le temps que le nain réagisse, une ombre bondit devant lui et l’envoya voler sur plusieurs mètres avant qu’il ne s’échoue durement contre le sol. La seconde suivante, le borgne recevait une manchette si violente que sa nuque se brisa net. Il s’effondra sur place quand le troisième larron prit les jambes à son cou. Owayn se remit sur pied mais trop tard pour empêcher qu’une stalactite soit arrachée du pont de glace pour s’envoler jusqu’à sa nuque où il s’enfonça comme dans du beurre. Kiera rejoignit le cadavre pour voir son sang maculer la neige. Quand le Chasseur la rattrapa, il vit son visage couvert d’écaille et ses yeux dorés transformés en deux simples fentes noires.
< Ils allaient nous tuer >
— …je sais…
< Alors pourquoi vous désapprouvez ? >
— Leur mort n’était pas nécessaire.
< La nôtre non plus >
Il prit une inspiration en essayant de cacher sa frustration. S’énerver n’était pas une bonne idée face à une dragonne.
< Continuons. Les Crocs des Grands Vents sont encore loin >
— Kiera, tu dois combattre ton instinct si tu veux…
Il s’arrêta quand il la vit immobile à côté du nain. Ce dernier ressemblait à un pantin désarticulé, les yeux révulsés à cause du crâne défoncé par sa chute. Elle vit la bourse qu’il avait à la ceinture et l’arracha d’un geste franc. Ce ne serait pas perdu pour tout le monde.

— Où sommes-nous à présent ?
— Dans les Gorges d’Utra. La mer avançait jusqu’ici à une époque puis s’est retirée à l’époque du cataclysme qui a creusé les Crocs du Grands Vents.
— C’est très vert. J’aime beaucoup.
Owayn sourit tout en passant au-dessus d’une racine. Ils étaient au plus bas des terres du Continent et étrangement, la neige n’était pas tombée jusqu’ici. Les Gorges étaient luxuriantes, les arbres étaient hauts et bien verts, les oiseaux chantaient et les renards passaient devant eux sans grande inquiétude. Enfin, à peine plus que d’habitude.
— C’est étrange ce changement de climat, non ?
— Pas plus qu’une fracture de la taille des Crocs. Ça va ? La neige ne te manque pas ?
— Non, cela me fait même du bien…Ah, il y a une source pas loin !
Kiera le dépassa d’un pas ample et disparut dans les fougères. Il secoua la tête, amusé. Cette fille était le jour et la nuit. Au moins, elle était redevenue elle-même. L’humaine. Il devait l’avouer : la dragonne lui faisait peur. Elle avait quelque chose d’implacable, de terriblement froid qui ressortait à travers ses yeux. En même temps, il ne devrait pas être surpris. Mais quand il voyait la jeune femme qu’elle pouvait être, cela le peinait.
Il la retrouva à genoux à côté d’un filet d’eau claire qui clapotait entre les cailloux et en profita pour remplir sa gourde. Elle s’humidifia le visage. Une vague d’écaille passa rapidement entre les gouttes puis disparut aussi vite qu’elle était apparue.
— Elle est bonne.
— Elle descend des montagnes. La neige a l’avantage de purifier l’eau qui parvient à s’écouler de ses cellules.
— De ?
— De ce qui la compose, sourit-elle maladroitement, de la même façon que la terre se nettoie à travers le sable.
— Cela existe, des dragons des Sables ?
— Tout au sud du monde oui. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit lorsque j’étais jeune. Cela m’a intéressée à l’époque car on les dit aussi rares que les dragons des glaces. Je voulais en rencontrer lorsque j’avais à peine une centaine d’années, mais je n’ai jamais eu le courage de quitter la Montagne.
Owayn haussa les sourcils.
— Tu…as plus d’un siècle ?
Elle prit une inspiration en scellant sa gourde à sa ceinture.
— J’en ai presque trois, souffla-t-elle avec prudence, mais en âge draconique. En âge humain…certes cela fait très vieux mais…disons…vous voyez, je ressemble à une femme un peu plus jeune que vous.
— Tu pourrais être ma fille !
— Alors c’est que je suis encore bien jeune.
Il se laissa faire lorsqu’elle poussa sur ses talons pour l’embrasser sur la tempe et reprit un peu d’eau. Ils choisirent une clairière pour passer la nuit puis repartirent vaillamment en direction des Crocs. Ils luttèrent ainsi contre les vents, la pluie, la neige et le froid tout en se soutenant l’un et l’autre.

C’est un soir de pluie, assis à l’abri dans une grotte creusée par l’érosion, qu’Owayn comprit à quel point il était urgent de trouver cette sorcière. Kiera gémissait dans son sommeil et subissait des transformations physiques qui ne la réveillaient même plus. Son visage changeait de forme dans un jeu immonde qui la faisait vaciller de l’humaine au dragon et inversement. Ses grognements étaient de plus en plus difficiles à supporter tandis qu’elle se battait dans son sac de couchage. Ses ongles étaient tellement longs qu’elle se griffait sans s’en rendre compte. Le nom de Salem passait régulièrement ses lèvres…et Nana. Nana revenait presque aussi souvent.
Est-ce que c’était vieux trois cent ans pour un dragon ? Non sans doute pas. La légende disait que ces créatures pouvaient vivre plus de mille ans. Leur société devait être différente de la leur. Ici, une femme de cette âge était mariée et déjà mère. Plusieurs fois. Certains parvenaient tout de même à se défaire de cette tradition mais il n’existait pas de guerrière chez les humains. Alors que chez les dragons…il repensa à son armure étincelante gâtée par l’eau de la source qu’elle s’était résolue à abandonner au fond d’un trou. Cela lui avait mal de la recouvrir de terre avant leur départ mais elle aurait été trop encombrante et surtout trop voyante. Owayn devinait sans mal ce que la jeune femme avait dû traverser pour la mériter, elle qui semblait remplie de complexes. Comment une dragonne pouvait complexer, elle qui était juste la créature la plus puissante de ce monde ? Qu’est-ce que c’était de cracher de la glace dans un monde de feu ? Qu’est-ce que c’était d’être trahi par un homme que l’on considérait comme son frère ? La seule famille qu’il n’avait jamais connu était celle qu’il avait perdue. Pas de parents, pas de frère et sœur…la seule trahison qu’il avait connu était celle de son seigneur. Et il ne le connaissait pas vraiment.
En déroulant la carte, il vit qu’ils n’étaient plus que deux ou trois jours de marche. Le temps était devenu mauvais. Ils avaient évités les plus grandes bourrasques mais le ciel se faisait très menaçant. Il était aussi tourmenté que l’esprit de sa protégée. Noir, tourbillonnant. Grondant sans jamais craquer…
— Nana !
Il sortit de ses pensées quand un cri dépassa les autres. Kiera s’était réveillée mais ne semblait pas le voir. Son visage noir battait la mesure avec son cou qui bougeait étrangement, semblable à une énorme branchie. Elle était hideuse, voir immonde sous ce visage, mais ses larmes étaient bien réelles. Owayn passa au-dessus de cette apparence et vint la prendre dans ses bras. Elle ne sentit pas son contact mais perçut sa chaleur. Cela sembla la rassurer. Il la berça dans sa semi-conscience puis l’aida à se rallonger dans sa couchette. Il la borda et décida de rester assis à ses côtés. Elle lui égratigna la main en la serrant entre ses doigts griffus mais il ne se libéra pas pour autant. Il attendit qu’elle se rendorme tout en observant le filet d’eau qui tombait du ciel. Celui-là même qu’ils allaient devoir combattre pour avancer…

Dragon – Kiera Quahnaarin (5)

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L’apparition des premières maisons du village attira toute son attention. Les premiers bruits de la foule, les premiers humains…elle n’en avait jamais autant au même endroit. Il y avait des grands, des petits, des jeunes, des anciens…elle slaloma entre eux, le nez levé. Elle admira leur savoir-faire en matière de construction. Elle s’arrêta devant l’atelier d’un tailleur de pierre et l’observa tandis qu’il travaillait sur du marbre. Owayn dut revenir la chercher avant que l’homme ne vienne à se demander qui était cette inconnue aussi ravissante que muette.
Elle s’arrêta de nouveau devant l’étalage d’un boucher. Les odeurs de viande bien cuite lui donnèrent faim. Elle dut détourner le regard lorsqu’elle sentit ses canines pousser dangereusement. Ses poignets se rappelèrent à elle, si bien qu’elle dut accélérer le pas, la tête enfoncée entre les épaules. Elle observa les jeunes femmes et leurs habits d’hiver. Elle sentit leurs regards interloqués mais passa outre. Elle avait l’habitude d’être jugée sur son apparence. Lorsqu’on était un dragon des glace avec le cuir noir dans un monde où les voisins crachaient du feu et arboraient des couleurs vives et chatoyantes, on devait apprendre à ne pas voir les moqueries.
Cette pensée la ramena à sa mère. La pauvre Ibris…elles avaient toujours vécues ensemble sous la protection du Temple de la mère Montagne. Elle n’avait jamais connu son père. Les dragons des glaces vivaient très loin du Continent. La seule fois où ils étaient venus se mélanger aux autres, c’était pour contrer les dragons des iles de feu durant la guerre des Eléments. C’était il y a presque trois cent ans. Kiera était le fruit d’une rencontre fortuite, aussi brève qu’intense. Elle ignorait si son géniteur connaissait son existence…mais elle n’avait manqué de rien. Des amis, une mère aimante, des tantes et des cousines à n’en plus finir avec les prêtresses de la Montagne.

Elle resta un instant à admirer le travail d’un forgeron. Son art n’était pas aussi précis et fin que celui qu’elle connaissait mais elle devait admettre qu’il savait y faire.
Owayn lui fit signe près d’une ruelle. Voir un espace aussi confiné la fit légèrement paniquer, sans compter les odeurs que son odorat eut du mal à identifier, mais elle avança malgré tout à la suite du Chasseur.
— Que voulez-vous ?
Elle réagit au son de la voix caverneuse qui retentit autour d’eux et plissa des paupières pour distinguer la silhouette d’un homme. Owayn leva une main pour lui faire signe de rester calme et se tourna vers le mur.
— Nous avons besoin de l’aide de la fleuriste pour une affaire.
— Elle ne reçoit personne.
— Elle va me recevoir moi, siffla Kiera en tirant sur sa manche.
L’homme baissa les yeux sur son poignet et sur le tatouage qui venait de le couvrir. Il hésita un moment puis disparut dans un trou à peine visible. Kiera se rhabilla quand le mur s’ouvrit. Le Chasseur la suivit, une main sur son couteau fétiche. L’endroit était toujours aussi fleuri. La femme était là et deux gardiens aussi. Grandement armés et prêts à s’en servir.

Kiera resta impassible quand le mur se referma derrière eux. Ces inconnus jouaient sur les ombres créées par les torches alentours mais elle pouvait voir comme en plein jour. La fleuriste était une femme d’un certain âge avec les cheveux blancs et le visage ridé. Les deux soldats étaient sans doute ses fils. Ils partageaient les mêmes yeux et le même front.
— Que voulez-vous ? Tonna l’un des deux, la main serrée autour de la poignée de son épée, parlez vite !
— Votre mère le sait déjà, siffla Kiera sous l’étonnement du Chasseur, je veux être libérée.
Elle leva les mains quand deux éclairs lui foudroyèrent les poignets et firent jaillir des chaines flamboyantes qui se plantèrent brutalement dans le sol.
— Qu’est-ce que… !
Owayn bondit mais réalisa bien vite qu’il ne pouvait plus bouger. Il regarda ses pieds et vit qu’il avait marché sur un pentacle.
— Nous n’aimons pas les curieux, railla un gardien, vous allez mourir pour avoir osé nous menacer !
— Vous menacez ?! Nous venions nous demander votre aide !
— En amenant un dragon ?!
Kiera tira légèrement sur ses bras et fit teinter les chaînes. Elle sentit le regard de la fleuriste qui la dévisageait avec attention et le soutint sans sourciller. Elle ne voulait pas paraitre frondeuse mais elle devait se défaire de ces entraves. C’était une question de vie ou de mort.
— Ces bracelets de force sont puissants, déclara la fleuriste en contournant la table qui les séparait d’un pas calculé, ils sont pleins de rage et de rancœur. Celui qui vous les a passés vous haïssez. Pourquoi ?
— Je me suis refusée à lui.
Owayn déglutit. C’était l’histoire qu’il ne voulait pas entendre.
— Je le voyais comme un frère de lait. Il me voyait comme sa chose, prétextant que personne d’autre ne voudrait de moi car je suis différente. Difforme. Il m’a mise devant le fait accompli et quand j’ai refusé, il a demandé de l’aide à deux de ses amis que je croyais être également les miens de me piéger afin qu’il puisse me passer ces chaînes autour des bras. Il m’a ensuite emmenée comme un vulgaire prisonnier et m’a menacée de me jeter dans le Tourbilon Sans Peur si je refusais de devenir sa reine. Je lui ai dit qu’il ne deviendrait jamais le prochain roi de la montagne. Il m’a alors poignardée puis poussée dans l’eau. Je ne dois la vie qu’à l’homme qui se trouve à mes côtes. Si vous voulez me venger sur un dragon, vous m’avez. Mais vous devez le laisser tranquille.

Les deux soldats interrogèrent leur mère d’un regard rempli de sous-entendus. Cette dernière souffla et traversa la pénombre pour entrer dans la lumière.
— Etrangement, je sens que vous dites la vérité…votre âme tremble de colère quand vous parlez de cet homme. Ces chaînes vous contraignent à garder ce corps, n’est-ce pas ? C’est une punition infâme pour un dragon. Tout ça parce que vous vous êtes refusée à lui ?
— …il pensait également que j’avais gagné l’attention de la Reine. Qu’elle m’avait désignée parmi ses héritiers. Ce qui est faux. Je n’ai aucune prétention au trône. Je veux juste…retrouver ma mère, lui dire que je suis en vie, regagner mon honneur et faire…faire tomber cette ordure. Il ne mérite pas d’être mon frère de lait !
La fleuriste sourit en posant une main chaude sur sa joue. Ce contact la surprit.
— La trahison est un poison. La vengeance l’est tout autant. Je suis désolée, je ne peux vous délivrer de ces chaînes. Je ne suis pas assez puissante pour cela. Et je suis consciente que vous êtes parfaitement capable de briser celles que je vous ai apposée à votre entrée. Vous n’êtes pas violente.
— Je n’ai rien contre les humains. L’un des vôtres m’a sauvé la vie et m’a accueillie chez lui. Quel monstre serais-je pour oser me retourner contre les siens ?
— Un dragon ? S’amusa la fleuriste en faisant sauter les chaînes d’un simple claquement de doigt, les vôtres ne sont pas toujours aussi magnanimes, bien que nous ayons très peu de contacts en général. Pardonnez-moi Chasseur mais deux précautions valent mieux qu’une.
L’intéressé tituba quand le pentacle fut brisé. Kiera le rattrapa et l’aida à se remettre debout. Il la remercia d’un regard. Ce qu’elle avait raconté l’avait touché. Elle comprenait mieux son mutisme quant à cette affaire. Elle devait s’en sentir humiliée.
— Une sorcière peut peut-être vous délivrer. Elsha la Vieille.
— La vieille ? Elle est morte depuis des années !
— C’est ce que tout le monde a cru, déclara la fleuriste à la surprise du Chasseur, mais elle a quitté le Continent pendant la dernière attaque de l’Inquisition. D’après ce que je sais, elle a élu domicile de l’autre côté des Crocs du Grand Vent. C’est la seule que je connaisse qui en sache assez sur la société draconique. La seule qui reste à mon avis. Entre temps…je ne saurai que trop vous conseiller d’apprendre à connaitre ce corps.
Kiera fronça les sourcils. Le ton de sa voix avait changé.
— Vous n’ignorez pas les effets que cet emprisonnement peut avoir sur votre organisme.
— Des effets ? Quels effets ?
Owayn l’interrogea d’un regard inquiet. Kiera ne répondit pas, les yeux bas.
— La forme humaine n’est pas faite pour contenir une créature de la taille d’un dragon. Ces derniers l’ont créé par simple commodité, afin de faciliter les relations, mais en aucun cas pour y vivre à longueur de temps. Mettez dix dragons au mètre carré et ils se marcheront dessus. S’ils ne viennent pas à se battre…changez de forme est un sorte de facilité de déplacement. Je me trompe ?
La jeune femme hocha la tête pour toute réponse.
— Si un dragon reste coincé trop longtemps dans ce corps, il peut devenir fou. Son âme s’assèche et il perd le contrôle. Ce n’est pas pour rien que ces chaînes ont été créées par vos semblables. C’est pratique pour contenir les éléments les plus dangereux mais cela a ses limites, comme tout effet magique. Le seul moyen pour ralentir cette dégradationnest de prendre le contrôle de ce corps. Ne faire qu’un avec lui et ce jusqu’à ce que vous soyez libérée. La méditation est un bon outil.
— Je ne tiens pas à devenir humaine.
— Vous ne deviendrez jamais. C’est impossible avec l’âme que vous avez. Mais plus vous lutterez, plus vous vacillerez. La force d’un dragon est également sa plus grande faiblesse.
Kiera serra les dents jusqu’à faire blanchir sa mâchoire. Salem avait vraiment tout fait pour se débarrasser d’elle. Comment avait-elle fait pour ne pas sentir sa rage et sa haine envers elle ? Ou même ses sentiments ? Comment avait-elle fait pour être aussi aveugle ?

— Bon Les Crocs du Grand Vent se trouvent à plusieurs semaines de marche d’ici. Le souci est que nous sommes en plein hiver. La route est sans doute impraticable à cette heure. Le mieux serait d’attendre le printemps.
— Je ne peux pas attendre.
Owayn la fixa tandis qu’ils sortaient de la ruelle.
— J’ai des visions, avoua-t-elle en évitant son regard, je n’arrête pas de…revivre la scène de ma chute dans le Tourbillon. Je vois des guerriers dragons partout…et maintenant que je sais que mon doum est réveillé…je peux devenir très dangereuse.
— Dans ce cas, nous allons devoir nous préparer.
— Nous ?
Il se retourna, sourcils levés. Kiera le dévisagea sans comprendre.
— Tu ne penses tout de même pas que je vais te laisser te promener seule dans ce monde alors que tu n’as pas l’habitude de ce corps ? Comme je te l’ai dit, les humains réagissent mal face à ce qu’ils ne connaissent pas. De plus, il se trouve que je suis un bon guide.
— C’est trop dangereux ! Je vous l’ai dit, je pourrai… !
— Je ne vais pas te laisser perdre la raison sans rien faire !
Il lui fit face sous les yeux intrigués des passants. Il était rare que le Chasseur perde le contrôle de ses nerfs. Il était connu comme un homme affable et agréable malgré son côté bourru et vieil ours mal léché.
— Owayn, je vous dois la vie mais je ne veux pas risquer la vôtre !
— C’est à moi d’en juger. Tu ne connais rien de la vie ici-bas et tu ignores même où se trouvent les Crocs du Grand Vent. Tu pourrais te perdre. Je viens. Et la discussion est close !
Elle ouvrit la bouche pour protester mais il lui tourna le dos sans autre forme de préavis et se dirigea droit vers le marché des bouches. Il avait un voyage à programmer et beaucoup d’affaires à régler avant leur départ. Une bonne carte de la région pour commencer.

Ils prirent plusieurs jours pour se préparer convenablement. Owayn n’avait pas voyagé depuis plus de vingt ans mais il était robuste et sûr de lui. De plus, il connaissait bien la région. Le souci était plus de savoir comment ils allaient pouvoir traverser la frontière des Crocs. Ces derniers étaient le surnom donné à une immense fracture du Continent survenue il y a près de trois milles ans, suite à un débordement marin. Certains disaient que c’était les dragons, d’autres qu’il s’agissait du Kraken…en tout cas est-il que la chose était imprenable et qu’il fallait faire un immense détour pour les contourner. Il leur prendrait facilement une semaine…
Il leva le nez de la carte achetée au prix fort à un marchand du village et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il neigeait doucement mais sûrement. Kiera était sortie depuis plus d’une heure et il commençait à s’inquiéter. Et si ses hallucinations se faisaient de plus en plus fortes ?
Il sortit sur le perron et la regarda alors qu’elle se tenait assise au milieu de la clairière. Elle avait déjà une belle pellicule blanche sur elle, mais cela ne semblait pas la déranger. Elle méditait, comme lui avait conseillé la fleuriste. Owayn ignorait si cela l’aidait vraiment…en tout cas, elle était plus calme depuis qu’ils étaient revenus du village. Même s’ils ignoraient si la sorcière allait pouvoir les aider, elle semblait y croire et s’attachait à cette éventualité. Elle n’avait pas le choix. Sans ça, elle sombrerait sans doute un peu plus chaque jour.
« Tu aurais dû accepter ! Ensemble, nous pourrions gouverner la Montagne ! »
« Tu es complètement fou si tu crois sincèrement que la Reine te désignera ! »
« Je suis le meilleur héritier qu’elle n’a jamais eu ! Je suis fait pour gouverner ! »
« Et sous quels motifs ?! Tu es un guerrier dragon, comme moi, tu n’as rien d’exceptionnel ! »
« Tu veux dire, comme une dragonne noire qui crache de la glace ?! Sans moi tu finiras à la rue Kiera ! Tu n’es pas faite pour la Montagne ! Elle te rejettera comme elle rejette tous ceux qu’elle estime indigne d’elle ! Laisse-moi te protéger ! »
« Tu peux crever… »
Owyan la vit tressaillir dans la neige. Elle rouvrit les yeux en essayant de calmer sa respiration. Salem se tenait devant elle, avec son couteau ensanglanté, et ce sourire sardonique sur les lèvres. Il disait l’aimer et pourtant, il n’avait pas hésité une seconde à la jeter dans le vide. Qui était cet individu qui avait grandi à ses côtés ? Qui avait passé tous les entraînements de guerrier dragon avec elle ? Qui était ce mâle qui l’avait condamnée à la mort ?
Elle vit que ses poignets s’étaient réveillés. Elle se concentra et laissa les écailles lui couvrir les mains. Elle observa ce phénomène avec intérêt. C’est comme si elle était tiraillée entre ses deux formes. Le dragon en elle voulait sortir mais il était piégé. Alors il se faisait connaitre en sortant ses écailles qui avaient considérément rapetissées et protégeait sa peau affaiblie par cette chair si facile à déchirer. Elle savait que si elle se concentrait, elle pourrait se recouvrir entièrement mais cela lui demanderait sans doute beaucoup d’énergie…sans compter que cela ne l’aiderait pas à garder le contrôle d’elle-même.

Dragon – Kiera Quahnaarin (4)

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2 –

Plusieurs semaines s’écoulèrent dans la quiétude. Owayn devait l’avouer : avoir quelqu’un à la maison avait quelque chose de rassurant. Bien sûr, il continuait de s’occuper de tout. Kiera ne faisait pas la cuisine, même si elle nettoyait leur cabane de façon régulière et si elle partait parfois quelques heures dans la forêt, elle revenait toujours avec de quoi faire un bon dîner. Il n’osait pas lui demander quelles étaient ses moyens de chasse quand il se rappelait qu’il avait à faire à un dragon. Ils coupaient le bois ensemble et passaient leurs soirées à raconter des histoires de leurs peuples respectifs dans la joie et la tranquillité.
Un matin, Kiera se réveilla la première. Une étrange sensation venait de l’envahir et le besoin irrépressible de sortir de la cabane la poussa à quitter son lit. Elle enfila de quoi se couvrir et ouvrit la porte. Le froid lui fouetta le visage tandis que ses yeux devaient se faire à la nouvelle luminosité provoquée par la neige tombée pendant la nuit. Cette dernière crissa sous ses pieds nus et le frisson qui la parcourut fit monter en elle un plaisir qu’elle n’avait pas ressenti depuis très longtemps. Ce fut presque orgasmique. Elle traversa la clairière les mains levées pour accueillir quelques flocons. Sa paume se couvrir brusquement d’écailles quand le froid vint lui toucher la peau. Elle tressaillit, subjuguée par cette réaction. Elle laissa un autre flocon la toucher. Les écailles apparurent aussitôt.
Un rire survint. Son rire. Elle ouvrit les yeux et bascula la tête en arrière pour les laisser la recouvrir. Quand Owayn sortit le nez, emmitouflé dans sa couverture, il prit peur. Il ne voyait plus qu’une forme humanoïde couverte de plaques noires qui semblaient suivre le sens du vent. Son visage ressemblait à celui d’un reptile aux pommettes saillantes et au menton avancé, mais ses yeux…ses yeux dorés étaient toujours les mêmes.
— J’ai toujours mon doum !
— Ton … ?
Elle lui fit signe puis se retourna en direction de la colline. Elle claqua violemment des mains et Owayn vit apparaitre un pic au milieu de sa clairière. Un pic de glace transparent dans lequel il vit son reflet se fragmenter.
Le rire de joie qui s’écoula de la gorge de sa protégée le fit frissonner mais peut-être était-ce simplement le froid environnant.
— Tu es un dragon des glaces ? Demanda-t-il alors qu’elle retrouvait peu à peu une apparence plus humaine, je les pensais tous éteints !
Elle sourit pour toute réponse. Un sourire hilare qui commençait à lui faire peur. Elle cracha trois slaves de glace puis les fit exploser avec la joie d’une enfant qui découvrait les feux d’artifice.
— J’ai toujours mon doum !

Le Chasseur préféra retourner à l’intérieur. Il n’était pas habillé pour contrer ce froid et il n’était pas certain d’être en sécurité à côté d’un dragon des glaces qui faisait mumuse avec son élément de prédilection. Il se prépara une boisson chaude et l’écouta rire et jouer jusqu’à ce que la neige cesse de tomber. Elle revint trempée mais débordante d’une joie telle qu’il tut toutes les récriminations qu’il aurait pu lui faire.
— Soulagée ?
— Ah ah oui ! Je suis toujours un dragon !
— Evidemment que tu es toujours un dragon, lui dit-il en lui tendant des vêtements et des linges secs pour qu’elle puisse se réchauffer, ça ne fait aucun doute. Une jeune femme de ma race serait congelée après ta petite expérience. Et toi, tu n’as même pas les doigts bleus.
— Les doigts bleus ? Les humains peuvent changer de couleur ?
— Quand ils ont trop chaud ou trop froid. Quand ils sont malades ou ivres…sans compter bien sûr qu’ils ont parfois une peau naturellement plus claire ou plus foncée. La tienne est bien plus matte que la mienne par exemple.
— Oui mais c’est parce que je suis noire.
Il releva la tête, le front haut.
— En tant que dragon, précisa-t-elle à son regard éberlué, je suis noire. Vous avez bien vu mes écailles.
— Et cela a une influence sur ta couleur de peau ?
— Normalement. Mais je suis aussi une sang mêlé. Mon père est un dragon des glaces, expliqua-t-elle en se séchant les cheveux, et ma mère est un dragon des eaux. Cela a des implications sur mon métabolisme, et j’imagine, sur ma peau humaine.
— Donc si je te suis bien, tu es noire, métisse et tu craches de la glace ?
— En toute logique, ma mère aurait dû écraser mon œuf après l’avoir expulsé mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a élevée malgré tous mes défauts…et elle doit me croire morte aujourd’hui.
Owayn perçut le tremblement dans sa voix, mais le temps qu’il se retourne, elle s’était reprise et était en train de changer derrière le paravent qu’il avait monté pour elle au bout de leur cabane.
— J’imagine que ta transformation dehors…était une nouvelle expérience. Tu ne peux pas reprendre ta véritable forme ?
Elle sortit de sa cachette après avoir enfilé une cape assez épaisse. Il suivit son regard et fixa ses poignets.
— On t’a jetée un sort ?
— …on peut dire ça. Chez nous, on appelle ça « des chaines de réduction »
— Cela te force à rester « petite » ?
Elle s’approcha du feu de cheminée pour se préparer une petite infusion. Elle était entièrement remise de ses blessures mais elle se sentait encore engoncée malgré cette expérience revigorante qui l’avait grandement assurée sur son état. Son âme était amoindrie mais pas morte pour autant. Elle avait encore une petite chance de s’en sortir…si elle trouvait quelqu’un capable de la libérer de ces entraves.

— Je comprends bien, déclara le Chasseur après qu’elle lui eut expliqué la situation, mais je ne suis qu’un chasseur à moitié ermite. Je ne connais rien en magie et encore moins en « chaine de réduction ». Les sorcières ont été chassées ces deux derniers siècles et ont été condamnées au bûcher, entre autre pour relation contre nature avec tes semblables.
— …c’est parfaitement ridicule !
— Ils s’en sont rendu compte un peu tard. Mais tout ça pour te dire que la magie est strictement interdite ici et ce sous n’importe quelle forme.
Elle cacha difficilement un visage décomposé. Il soupira en soulevant sa pelle d’un geste franc. Il voulait déblayer son entrée mais ne parvenait pas à rester concentré sur sa tâche. Kiera poussa alors sur une main et la neige s’envola plus haut pour se tasser dans un coin de la clairière. Il planta alors sa pelle inutile dans la terre gelée et s’épongea le front.
— J’imagine que rentrer chez toi dans cet état n’est pas dans tes prérogatives.
— …non.
— Bon écoute. Je vais devoir retourner au village pour refaire des réserves. Je peux demander à la personne qui m’a fournie les plantes qui t’ont soignée pour voir ce qu’elle sait mais…rien ne dit qu’elle pourra nous aider.
— Dans ce cas, il vaut mieux que je vienne avec vous. Si c’est aussi dangereux que vous le dites, je ne veux pas vous créer plus d’ennuis que je l’ai déjà fait.
— Des ennuis ? Je ne vois absolument pas de quoi tu parles.
Elle prit son sourire pour une marque d’affection et cela lui alla droit au cœur. Owayn prit le temps de préparer ses sacs tout en lui demandant d’enfiler quelque chose qui pourrait dissimuler la forme de ses oreilles. Kiera sauta dans des bottes hautes trop larges pour elle puis se couvrit le crâne d’une capuche de laine.
— Evite de regarder les gens dans les yeux, d’accord ? Ils pourraient se rendre compte que tu es différente. Les villageois sont très suspicieux avec les nouveaux venus…
— D’accord mais que craignent-ils ?
— Tout et rien en général. C’est juste de la méfiance caractérisée. Tu sais, la région a été si souvent sinistrée que la paranoïa règne encore plusieurs générations après. Tu n’as qu’à rester auprès de moi et tout se passera bien.
— Décidément, vous dressez un portrait peu élogieux des vôtres, dit-elle sans ironie alors qu’il serrait les hanses de ses sacs.
— Toi aussi.
Elle acquiesça tout en enfilant la besace qui lui tendait. Ils quittèrent leur habitation après avoir pris soin de la fermer et partirent à travers bois. Kiera se laissa guider le long du chemin, observatrice. La nature était différente de celle qu’elle connaissait. Les arbres étaient plus petits, les espèces étaient différentes, les animaux étaient plus timides…une famille de lapin s’enfuit lorsqu’elle apparut dans leur champ de vision, suivi d’un sanglier qui la regarda passer avec méfiance. Le Chasseur prit bien soin de ne pas l’énerver, prudent quant à ses réactions. La neige leur montait jusqu’aux genoux lorsqu’ils parvinrent sur le sentier qui devait les emmener jusqu’au village. Ce dernier n’avait pas été déblayé mais des traces de roues avaient écrasé la nacre à des endroits bien précis, ce qui leur permit d’avancer plus vite. Kiera ne ressentait pas le froid mais elle réalisa bien vite que ses bottes ne suffiraient pas à protéger les extrémités de ce corps. Elle n’avait pas très envie de perdre des orteils à cause d’un manque de surveillance.